
S’émanciper du patriarcat et du développement néocolonial : les modèles latino-américains
Laurence Ouellet-Boivin, conseillère genre, 20 novembre 2023
L’influence de la pensée féministe dans la société n’est plus à prouver : celle-ci a en effet encouragé plusieurs avancées telles l’accès à l’éducation, le droit de vote, les droits sexuels et reproductifs, etc. Ces avancées se sont également transportées à la sphère du développement international entre autres à travers l’approche « Femmes et développement », puis celle de « Genre et développement ». Plus particulièrement, cette dernière visait à dépasser la simple intégration des femmes comme bénéficiaires aux projets proposée par l’approche « Femmes et développement » en prenant « en compte la répartition des rôles et des activités des femmes et des hommes dans chaque contexte et dans chaque société pour tendre vers un équilibre des rapports de pouvoir entre les sexes ». Malgré ces avancées, plusieurs critiques se maintiennent cependant envers la pensée féministe hégémonique (occidentale/blanche) et les approches de développement international qui remettent en question les rapports de pouvoir entre les sexes. Parmi ces critiques, on relève celles de chercheuses et de mouvements féministes décoloniaux qui dénoncent le manque d’intégration des points de vue des femmes des Suds ou des femmes marginalisées et l’homogénéisation des représentations de ces femmes autant dans les approches de développement que dans la pensée féministe. Plus précisément, certains exemples de mouvements féministes en Amérique latine permettent d’entrevoir des alternatives au développement international néocolonial ayant émergé après la Seconde Guerre mondiale ainsi qu’au système patriarcal à l’échelle mondiale.
Les féminismes décoloniaux en réponse au développement international
Bien que non spécifiques à l’Amérique latine, les féminismes décoloniaux dans une perspective latino-américaine présentent des pistes particulièrement intéressantes compte tenu de la pluralité des réflexions et de leurs particularités historiques. En effet, selon Verschuur et Destretau, « en Amérique latine, la perspective décoloniale […] représente une alternative pour penser à partir de la spécificité historique et politique des sociétés elles-mêmes, et non seulement vers ou sur elles. » Les perspectives féministes décoloniales permettent ainsi de critiquer la mainmise de la perspective occidentale du développement international qui transmet parfois une vision homogène et essentialisante des femmes des pays des Suds en les présentant comme opprimées par leurs traditions et comme des victimes ayant besoin d’être secourues. Cette même vision peut perpétuer des représentations passives des femmes des Suds et tend à encourager le dénigrement colonial c’est-à-dire le « regard colonial sur l’« autre », les pays « sous-développés » », les « pauvres » ou les « banlieusards » comme le décrit Verschuur.
Cette critique est également applicable à la pensée féministe occidentale. La notion de la colonialité du pouvoir est ici primordiale. En effet, cette notion, développée par Quijano et reprise par certaines féministes, fait référence à l’influence de la « race », comme édifiée par la colonisation, sur l’ensemble des secteurs du pouvoir capitaliste mondial. La colonialité a donc une portée plus pérenne que le colonialisme en lui-même puisqu’elle dépasse la période coloniale et souligne le maintien des rapports coloniaux malgré la fin de la période coloniale. Cette colonialité est, selon plusieurs féministes des Suds, véhiculée par les processus des Nations Unies et des grandes ONG (organisation non gouvernementale) qui perpétuent le modèle capitaliste et le système patriarcal occidental à travers le type de financement offert, la structure des programmes ou l’appropriation des connaissances locales.
Quelques exemples de mouvements en Amérique latine
La diversité des modèles présents en Amérique latine montre que des alternatives viables au modèle occidental de développement international existent et qu’il est pertinent de les intégrer à la réflexion sur les pratiques de développement. En effet, les féminismes décoloniaux regroupent plusieurs mouvements s’étant développés de différentes manières. À titre d’exemple, le mouvement du féminisme communautaire correspond à une lutte partant du corps et du peuple. Ce mouvement est d’ailleurs très présent au Guatemala où la colonisation espagnole a particulièrement perturbé les représentations genrées dans les populations locales en imposant les normes occidentales patriarcales et en intégrant les femmes autochtones dans un système d’exploitation. Au centre de ce mouvement, nous retrouvons l’idée de la « défense du corps-territoire et territoire-Terre » qui avance que les femmes autochtones sont liées à la nature.
Un second mouvement féministe s’inscrivant dans une perspective décoloniale est celui des féministes autonomes. Selon Jules Falquet, ces féministes revendiquent l’indépendance à l’égard des partis politiques, la volonté de choisir les espaces où s’unir ou non aux éventuels alliés de sexe masculin, et la critique de l’argent-roi qui permet ou interdit la participation politique. Toujours selon Falquet, les féministes autonomes critiquent largement la coopération internationale et le développement; elles dénoncent d’ailleurs la participation de certaines féministes dans le système des Nations Unies et d’autres institutions internationales. Le Movimiento de mujeres del afuera présente, par exemple, comme solution au patriarcat, un rejet du système imposer par ces institutions. Ces femmes avancent que ce n’est qu’en se positionnant à l’extérieur de ce système que la pensée peut émerger. Ainsi, sans nécessairement refuser l’ensemble des programmes de développement, ces féminismes nous montrent que d’autres modèles existent et que le développement international doit être remis en question. Afin d’arrimer les objectifs du développement aux besoins et aux capacités réels des femmes des Suds, il est primordial de ne pas brimer l’avènement de mouvements dans les populations qui pourraient répondre aux besoins en respectant les cultures locales et les méthodes de contestations adaptées.
Bien sûr, d’autres modèles de féminismes décoloniaux existent puisqu’il s’agit d’un mouvement diversifié et hétérogène. Citons, par exemple, le mouvement de femmes ayant repris des éléments du Chachawarmi pour tenter de se défaire du néocolonialisme en se réappropriant leur agentivité à travers certains traits de la culture traditionnelle Aymaras et Quechuas de la Bolivie. Ces femmes autochtones ont en effet repris la vision de la complémentarité entre les hommes et les femmes du Chachawarmi comme vecteur d’émancipation en reconnaissant et acceptant la différence entre les sexes tout en dénonçant l’oppression des femmes autochtones. En outre, bien que les différents mouvements féministes ou de femmes en Amérique latine soient divers et hétérogènes, certains éléments ressortent dans plusieurs mouvements. Notons par exemple l’avènement d’un concept de patriarcat préhispanique/ancestral originel dans les mouvements boliviens et guatémaltèques faisant référence à la présence d’un système patriarcal précédant la colonisation et de sa jonction avec le patriarcat d’origine européenne. Ces ressemblances pourraient certainement témoigner de l’ampleur des constats apportés par ces femmes et des apprentissages que les institutions du développement international (à l’échelle locale ou internationale) pourraient tirer de ces mouvements.
Pour conclure, plusieurs féministes des Suds, dont les féministes communautaires guatémaltèques, soulignent toutefois l’importance de critiquer le fondamentalisme ethnique pouvant découler d’une protection inconditionnelle des coutumes autochtones. En d’autres termes, si certaines pratiques traditionnelles ne conviennent pas aux femmes autochtones, une opposition ou une remise en question, respectueuse des cultures, peut être apportée par ces femmes. Ces féministes nous montrent donc qu’une remise en question de certains aspects des cultures traditionnelles ou autochtones est possible, entre autres à travers des programmes de développement international, mais qu’elle doit se faire sans imposition inutile de visions occidentales. Les différents mouvements féministes décoloniaux nous montrent une alternative au modèle du développement international occidental et permettent d’élargir la compréhension des enjeux liés au développement, aux inégalités et aux rapports de pouvoirs.
Auteure
Laurence Ouellet-Boivin est détentrice d’une maîtrise en gestion du développement international et de l’action humanitaire de l’Université Laval et œuvre en tant que conseillère genre au sein d’une organisation de coopération internationale au Bénin. Elle est également impliquée dans plusieurs projets de recherche à la Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, Savoirs et Sociétés.