Le grand défi de la gouvernance d’Internet

Michel Lambert, gestionnaire, eQualitie, 6 mars 2023

Addis-Ababa recevait du 28 novembre au 2 décembre dernier le 17e Forum de la gouvernance d’Internet (FGI), un processus multisectoriel encadré par les Nations Unies regroupant tant les gouvernements, la société civile et le secteur privé. Le forum vise à mieux comprendre les enjeux et construire des consensus pour le développement d’Internet.

Si la sélection de l’Éthiopie comme pays hôte fut critiquée par plusieurs, notamment du fait que 2 millions de personnes vivant dans la province rebelle du Tigré demeurent à ce jour sciemment privées d’Internet depuis plus de 2 années, le retour en terre africaine de cette communauté multisectorielle de la gouvernance d’Internet après une dizaine d’années d’absence (le Kenya est le seul autre pays africain à avoir hébergé le FGI en 2011) fut, au contraire, largement salué.

Durant 5 jours, 2500 délégué.e.s participant à plus de 300 ateliers, ont réaffirmé l’importante de l’accès universel — en Afrique notamment, où moins d’une personne sur trois n’a aucun accès —, du droit à la libre expression en ligne, de la nécessité d’en faire bien davantage pour protéger la vie privée, en plus de mettre de l’avant les problèmes actuels qui menacent sérieusement le futur d’Internet.

Et les menaces sont nombreuses ! Hypercentralisation aux mains du secteur privé, désinformation, perte de neutralité du réseau, fragmentations nationales, coupures et censures souvent gouvernementales, cyberattaques en croissance ; l’Internet d’aujourd’hui n’est pas celui qui fut promis à sa création. Si les tendances actuelles se confirment, il pourrait bien ne jamais le devenir. Le FGI demeure, dans ce contexte, d’une importance capitale pour espérer solutionner ces problèmes.

Mais malgré ses valeurs de diversité et d’inclusivité, le processus du FGI demeure essentiellement consultatif et non-décisionnel (contrairement à la COP sur le climat, qui vise à obtenir des engagements concrets des États participants). Pour construire et protéger l’Internet ouvert, universel et respectueux des droits humains, le temps est peut-être venu de créer un FGI plus contraignant, qui pourrait réellement défendre ces valeurs et forcer les acteurs étatiques et privés à faire de l’Internet un réel bien commun pour tous et toutes.

Au temps du capital

La neutralité du réseau (net neutrality) est un principe selon lequel tout le trafic Internet doit être traité de la même manière, quel que soit le contenu, la source ou la destination des données. Cela signifie que les fournisseurs d’accès Internet (FAI) ne devraient pas être en mesure de bloquer ou de discriminer certains types de trafic ou de sites Web, ou de facturer des tarifs variables pour différents types de contenu.

Jadis un principe fondamental d’Internet, cette neutralité du réseau est aujourd’hui de moins en moins réelle, particulièrement depuis 2017, alors que les É.-U. adoptaient un nouveau cadre législatif permettant aux FAI de se livrer à certains types de pratiques discriminatoires, telles que la facturation de frais plus élevés pour des « voies rapides » ou la priorisation de certains types de trafic. Ces privilèges sur l’infrastructure Internet contribuent à la centralisation et au contrôle par un petit nombre d’acteurs puissants, entraînant un manque d’innovation et de concurrence. Même si les règles sont différentes d’un pays à l’autre, il est évident que ce pavé américain dans la mare provoque une onde aux impacts globaux.

Mais encore davantage que la réglementation, la domination par le capital soulève nombre de problèmes complexes liés au contrôle d’Internet. Ce dernier fut initialement imaginé comme un réseau décentralisé où les utilisateurs, les utilisatrices et les créateurs, les créatrices de contenu pourraient se connecter et communiquer directement entre eux sans avoir besoin d’intermédiaires. Cependant, Internet apparait aujourd’hui de moins en moins un réseau ouvert entrelaçant de multiples réseaux, mais comme la toile de gigaentreprises arachnides, notamment ces GAFAM et d’autres, qui en sont venues à dominer d’immenses parts du marché. Google par exemple contrôle 90 % du marché de la recherche et il est désormais presque impossible d’imaginer qu’un autre service puisse s’imposer.

Droit à l’accès, coupures et fractures

Emmanuel Macron avait déclaré lors de l’ouverture du FGI tenu à Paris en 2018 vouloir davantage de contrôle par les États de leurs propres réseaux nationaux. Lancé à toute vapeur au nom de la lutte à la cybercriminalité, cette approche semble n’avoir que contribué à fragiliser, voire à fragmenter Internet. Ajouter 193 couches de pouvoirs nationaux à Internet n’est pas la réponse souhaitée.

Les dernières années ont vu se multiplier les coupures d’Internet. De plus en plus d’États, parfois durant des périodes électorales, ou simplement alors que leurs populations se mobilisent sur divers enjeux, vont choisir de tout simplement « fermer Internet », isolant ainsi des populations entières du reste du monde et niant leurs droits fondamentaux à l’information. Cette nouvelle forme d’autoritarisme numérique touche de nombreux états d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine et n’est possible que parce que ces États s’abrogent le droit d’interférer avec la couche technologique permettant les échanges du national vers l’international ou forcent les opérateurs locaux ou régionaux à détourner le service. Au début de l’invasion de l’Ukraine, plusieurs fournisseurs ont proposé de couper Internet à la Russie en représailles.

Les coupures d’Internet ne font pas que limiter les communications entre les personnes. Elles ont des impacts significatifs sur le commerce, le transport des biens et des personnes, l’alimentation, l’éducation, la santé, etc. La récente pandémie a clairement permis de constater à quel point Internet est désormais fondamental à nos modes de vie.

L’accès à Internet est un droit humain reconnu par les Nations Unies et il est inacceptable qu’il puisse être permis à un état d’en restreindre l’accès à sa population, pour quelques raisons que ce soit. Pourtant, plusieurs réfèrent déjà à la cyberbalkanisation — ou encore au Splinternet pour désigner cette situation de plus en plus réelle où le Web est contrôlé par des gouvernements individuels comme une affaire d’État. Ce Splinternet se définit comme la scission d’Internet en réseaux spécifiques à un pays et à une région, créant un effet de « balkanisation ». Dans le Splinternet, les gouvernements contrôlent quelles informations peuvent être consultées, partagées et avec qui à l’extérieur du pays via l’utilisation d’Internet. Ces pays caricaturent les notions de souveraineté des données pour dicter quelles informations peuvent être partagées et visualisées par leur population.

Qu’en est-il du Québec et du Canada ?

Le processus de gouvernance d’Internet est relativement méconnu, tant au Québec qu’au Canada, bien que des FGI ont été mis en place aux deux niveaux. Plus ancien, le processus québécois date de 2017, alors que le FGI canadien fut lancé en 2019.

Parmi les enjeux canadiens d’importance figure la question de la confidentialité et de la protection des données en ligne. Au Canada, la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE) régit la collecte, l’utilisation et la divulgation des renseignements personnels. Cependant, on s’inquiète de la capacité de la LPRPDE à protéger la vie privée des Canadiens et Canadiennes en ligne, particulièrement à la lumière de la quantité croissante de données recueillies et utilisées par les entreprises et les organismes gouvernementaux et le potentiel de violation de ces données, qui peut entraîner la perte d’informations personnelles sensibles.

Autres enjeux significatifs pour l’État canadien : les questions de la modération du contenu en ligne, de la désinformation et la promotion du contenu local. Avec l’essor des médias sociaux et d’autres plateformes en ligne, il y a eu une augmentation de la quantité de contenu préjudiciable ou offensant disponible en ligne. Cela inclut les discours de haine, la désinformation et d’autres types de contenus qui peuvent avoir des impacts négatifs sur les individus et la société.

Les disparités dans l’accès à Internet touchent aussi le Canada, en particulier dans les régions rurales et éloignées, où cela demeure un enjeu d’importance. Ce manque d’accès à Internet implique de plus en plus un accès réduit à l’éducation et aux opportunités d’emploi, et un manque d’accès aux services essentiels tels que les soins de santé. On s’inquiète également du coût élevé de l’accès à Internet dans certaines régions, ce qui peut limiter l’accès pour les personnes et les familles à faible revenu.

Montréal : pour construire ensemble le futur d’Internet

Le Canada est actif au sein des FGI depuis l’origine du processus, en 2005. Il a présidé en 2022 la Freedom Online Coalition, un regroupement de 34 États qui se sont engagés à travailler ensemble pour soutenir la liberté sur Internet et protéger les droits humains fondamentaux comme la liberté d’expression, d’association, de réunion et la vie privée en ligne dans le monde entier.

Il s’est également engagé dans le processus du Pacte numérique mondial qui devrait être proposé lors du Sommet du Futur des Nations Unies en septembre 2024. Le Pacte devrait « définir des principes partagés pour un avenir numérique ouvert, libre et sécurisé pour tous ». Malgré cela, les engagements canadiens au niveau global pour la liberté d’expression en ligne ne se reflètent pas systématiquement dans la législation locale.

À l’automne 2023, Montréal accueillera les prochaines éditions des Forums sur la gouvernance de l’Internet québécois et canadien. Il est plus que temps que le Québec s’investisse concrètement pour la défense d’un Internet ouvert, pour tous et toutes !


Auteur :

Michel Lambert, gestionnaire, eQualitie

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