La grande scission : réflexions sur l’appellation « Nord-Sud »

Sarah Farley, UQAM et Katherine Robitaille, Université Laval, 20 mars 2023

Nous participions dernièrement à une formation qui s’adressait au milieu de la coopération internationale où l’objectif était d’aborder la posture dite « décoloniale ». La facilitatrice utilisait le jargon usuel de « Nord global » et « Sud global » — une appellation désormais bien intégrée dans le discours de la majorité des organisations et institutions de la coopération internationale. Puis, une participante de l’atelier, une travailleuse agricole sénégalaise, affirma : « Je ne comprends pas l’utilisation de vos termes… Ne trouvez-vous pas que cela nous condamne à une position de vulnérabilité et cache la vulnérabilité des pays que vous appelez “du Nord global” ? » Malgré le peu d’intérêt que l’animatrice porta à son commentaire, celui-ci soulevait des enjeux fondamentaux.

L’obsession de la dualité « Nord-Sud »

Suivant la Deuxième Guerre mondiale, la croissance de la légitimité des Nations unies comme nouvelle référence en termes de droits humains, combinée à l’indétrônable doctrine du développement économique, a créé une vision du monde basée sur l’universalisme. Une nouvelle terminologie a alors commencé à se répandre au sein des organisations internationales : celles des pays dits « développés » en opposition à ceux « en développement » ou « sous-développés » (ou encore, pays « riches » et pays « pauvres »). Cette notion polarisante a ensuite largement été critiquée, non seulement parce qu’elle englobe un ensemble de nations pourtant hétérogènes que représentent « le Nord » comme « le Sud », mais parce qu’elle sous-entend une relation « aidant/aidé ». Elle laisse présager d’autant plus le développement néolibéral actuel comme un objectif universel auquel l’ensemble des populations devrait aspirer.

En réaction à ces critiques, les milieux universitaires et organisationnels de la coopération internationale adoptent depuis les dernières années une terminologie qui se voudrait représentative de l’hétérogénéité des nations, soit « le Nord global/Sud global » ou encore, en tentant de pluraliser la dichotomie par « les Nords/les Suds ». Ces milieux s’attardent à préciser que le « Sud global » fait référence à des groupes de pays et de personnes qui subissent une marginalisation économique au sein du système mondial et qui partagent des éléments d’une histoire commune de colonisation et d’exploitation. Le « Nord global », quant à lui, fait référence aux pays et populations historiquement appelés « l’Occident » et qui ont tendance à représenter la majorité des pays donateurs de « l’aide internationale ».

Bien que cette terminologie ait l’humble ambition de dénoncer les rapports de pouvoir, ne sommes-nous pas toutefois encore dans une logique booléenne ? Ce langage nouvellement utilisé ne nous confine-t-il pas de nouveau à cette binarité pourtant critiquée ? Une dualité qui place encore les pays dits du « Sud global » comme démunis et vulnérables d’un côté, et les pays dits du « Nord global » comme pays sauveurs, riches et démocratiques, de l’autre. Malgré ces efforts, cette division suggèrerait-elle qu’il y ait une forme d’équilibre entre deux modes de vie différents, plutôt que de mettre en lumière le grand déséquilibre provoqué par les excès d’une faible minorité ? En créant une scission du monde entre deux hémisphères, ne vient-on pas sous-entendre que la proportion des populations qui vivent d’un côté, comme de l’autre, est la même ? Ce vocabulaire ne permet pas de mettre en exergue que seule une mince proportion d’individus profite d’une grande majorité des populations mondiales.

L’utilisation d’un tel jargon n’est pas anodine. Cette représentation du monde écarte les processus de vulnérabilisation qu’engendrent les rapports de pouvoirs, notamment ceux liés au colonialisme, au sexisme et à l’extractivisme. Cette vision ne remet pas non plus en question le système économique mondialisé qui repose sur l’exploitation des personnes et de l’environnement : elle occulte les luttes communes, éclipse la pluralité des nations et invisibilise la diversité des enjeux auxquels font face ces nations. Autrement dit, en divisant le monde en deux, l’existence de ces luttes complexes est dissimulée alors que certaines d’entre elles se retrouvent partout, dans toutes les nations. Pensons, par exemple, aux luttes autochtones, à l’exploitation des personnes qui effectuent un travail invisible du care, ou encore, aux luttes ouvrières au sein des entreprises multinationales.

L’arrogance des nations « surindustrialisées »

Si nous revenons au commentaire de la participante de l’atelier, celui-ci soulève un autre enjeu qui s’impose et qui semble récurrent : la condescendance des nations qui jouissent de la « surindustrialisation ». Pour nous, la « surindustrialisation » fait référence à un système politique, économique et social qui utilise la marchandisation comme valeur suprême, où la croissance économique reste l’indicateur à privilégier incontestablement, au détriment des droits humains et de l’environnement. Il suffit de regarder autour de nous : les biens de consommation à l’échelle mondiale sont généralement issus de l’exploitation excessive de l’action humaine et de l’environnement.

Pour nous, parler de nations « surindustrialisée », plutôt que de pays, est plus représentatif ; une nation se définit comme un regroupement d’êtres humains vaste qui se caractérise par la conscience de son unité, la volonté de vivre en commun régie par un système de valeurs communes. Il suffit de regarder le Canada pour comprendre que ce ne sont pas toutes les nations présentes sur le territoire qui tirent profit de la « surindustrialisation ». Pour nous, l’utilisation du terme « nations surindustrialisées » permet aussi de les responsabiliser face à un mode de vie hypertrophique. Celui-ci est responsable de notre chute, de cette impasse maintenant inévitable : les crises des inégalités sociales, climatiques et environnementales ! Nous ne pouvons plus demander aux nations « surindustrialisées » de « régler » les problèmes qu’elles ont elles-mêmes créés et dont elles — rappelons-le — bénéficient encore. Le plus paradoxal est notre propension à asseoir notre confiance aveugle sur les organisations financées par ces nations afin de trouver des solutions aux problèmes qu’elles provoquent et dont elles tirent profit. L’auteure Audre Lorde soulignait très bien ce paradoxe en affirmant : « […] the master’s tools will never dismantle the master’s house ».


Auteures :

Sarah Farley, UQAM, et Katherine Robitaille, U. Laval

Crédit photo : Bruna Ferrara, Attribution CC BY-NC-ND 2.0

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