Démystifier les approches critiques en coopération internationale et humanitaire

Blogue Un seul monde, Sara Farley, Katherine Robitaille, Laurence Ouellet-Boivin, 15 octobre 2024

Les approches critiques sont souvent discréditées, dévaluées ou encore mal comprises dans plusieurs milieux, dont celui de la recherche en coopération internationale, dans les approches dominantes. Elles sont fréquemment sujettes à des interprétations erronées, alors qu’elles offrent une lunette d’analyse essentielle dans la compréhension de dynamiques complexes. Pour tenter de démystifier les perspectives critiques, mieux les comprendre, les situer et les rendre plus accessibles, nous avons entrepris de rédiger ce court article de vulgarisation qui tente de clarifier les enjeux d’incompréhension et souligner l’importance des approches critiques dans le domaine de la coopération internationale et de l’action humanitaire. Cet article ne vise pas à explorer en détail les différentes variantes des approches critiques, mais plutôt à mettre en lumière les aspects clés liés à la manière dont nous percevons et abordons les savoirs. Dans les prochaines lignes, il présente donc de manière brève ce que sont les approches critiques au sens large. Il poursuit avec les approches critiques contextualisées à la coopération internationale pour conclure avec quelques exemples contribuant à leur importance.

Les approches critiques : mieux les comprendre et les situer

De manière générale, et contrairement à la posture traditionnelle,  la perspective critique vise non seulement à révéler les relations sociales de domination et d’exploitation, mais également à le faire dans le but de favoriser l’émancipation des groupes dominés, invisibilisés, occultés et exploités. Bien que le terme « approches critiques » serve souvent de catégorie générale pour désigner divers courants tels que le féminisme, le postcolonialisme, le décolonialisme, etc., il est primordial de souligner que ces approches sont multiples, diversifiées et s’inscrivent dans des disciplines variées. Les approches critiques rassemblent un vaste éventail de théories, d’analyses et de perspectives issues de courants de pensée variés. Parmi leurs figures emblématiques, on retrouve des penseurs et penseuses influent-es comme Arturo Escobar, Boaventura de Sousa Santos, bell hooks, Frantz Fanon, Gayatri Spivak, Jürgen Habermas, Michel Foucault, Oyeronke Oyewumi, Sandra Harding, etc. Bien que diversifiées et multidisciplinaires, ces approches partagent un objectif commun : celui de révéler les mécanismes de pouvoir et de domination qui façonnent nos sociétés et les points de vue hégémoniques. Leur finalité ? Favoriser une émancipation collective en exposant ces dynamiques pour mieux tendre vers une justice sociale.

Les approches critiques prennent ancrage dans le paradigme épistémologique critique, une posture qui interroge les présupposés sous-jacents aux pratiques scientifiques. Ce paradigme permet en effet de questionner les fondements des savoirs, les conditions de leur production, ainsi que les rapports de force qui influencent leur légitimation et leur diffusion. Contrairement aux perspectives dominantes en science, fondées sur l’idée que l’objectivité, la neutralité, l’impartialité et l’universalisme mèneraient à une “vérité” scientifique, les approches critiques affirment que les sciences sont indissociables de leur contexte, des sociétés et des individus qui les façonnent. En faisant la promotion de l’idée d’une objectivité et en rejetant résolument la subjectivité, les postures dominantes ont eu pour effet de discréditer d’autres épistémologies, notamment celles des approches, notamment celles qui ne sont pas issues des sociétés occidentales. En ce sens, les approches critiques soutiennent que percevoir les connaissances comme neutres et objectives empêche de saisir l’influence des contextes et les rapports de pouvoir impliqués dans la production des savoirs. Elles visent ainsi à creuser et analyser la complexité des rapports de force pour mieux comprendre les positions dominantes ainsi que celles qui sont marginalisées, silencées ou invisibilisées. Ainsi, en adoptant la posture critique, il devient possible de révéler pourquoi certains constats scientifiques ou certaines orientations idéologiques prédominent en recherche, ouvrant ainsi la voie à une science plus inclusive et consciente de ses propres biais.

La notion de critique ici ne se comprend pas dans une perspective binaire et manichéenne (bien-mal, positif-négatif, etc.). Au contraire, ces approches se construisent autour de perspectives dé-naturalisantes, qui invitent à questionner ce que l’on considère comme « naturel » ou acquis, et qui perpétue le statu quo. Elles révèlent les limites de visions axées sur la performance et sont aussi réflexives, incitant les acteurs et actrices du milieu, ici de la coopération internationale et de l’action humanitaire, à examiner leurs propres positions, motivations et impacts. Ces approches reconnaissent que les actions entreprises sont profondément influencées par les antécédents, expériences et positions sociales des personnes qui les conçoivent, les décident et les mettent en œuvre, ouvrant ainsi la voie à une compréhension plus nuancée et critique des relations de pouvoir en jeu. C’est à travers cette lentille que nous tentons de mieux comprendre les impacts des structures dominantes dans le domaine de la coopération internationale.

Les approches critiques en coopération internationale et humanitaire

Les approches critiques jouent un rôle fondamental dans le domaine de la coopération internationale et humanitaire puisqu’elles permettent d’approfondir l’analyse des discours et pratiques inhérentes aux pratiques de ce milieu. En mettant en lumière les enjeux politiques, économiques et idéologiques sous-jacents, elles dévoilent et remettent en question les mécanismes systémiques discriminants, elles cherchent à cesser la reproduction des schémas d’oppression et repenser/transformer ce domaine. Elles invitent à réexaminer, entre autres, les relations héritées et actuelles du colonialisme, de l’impérialisme, de l’extractivisme, etc. En exposant les inégalités et les injustices perpétrées par certaines structures et interventions, elles favorisent une prise de conscience des implications éthiques et politiques des projets de coopération internationale et d’action humanitaire. Par exemple, dans leur article scientifique, les chercheurs Lavagnon A. Ika et Damian Hodgson (2014) mettent de l’avant l’importance de croiser les études critiques de la coopération internationale avec les études critiques de la gestion de projet puisque les projets de coopération internationale ne sont pas exempts de rapports de pouvoir.

Quelques exemples de la pertinence des approches critiques en contexte de coopération internationale et humanitaire

Des exemples pratiques soulignent la pertinence d’adopter une posture critique en coopération internationale et humanitaire. Le rejet, le bâillonnement ou l’invisibilisation des approches critiques en coopération internationale n’est pas sans conséquence pour l’exercice politique de faire reconnaître ses droits. Par exemple, l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), l’un des plus grands bailleurs de fonds pour les organisations dites d’aide internationale, a exigé de toutes les organisations recevant des fonds qu’elles fournissent un certificat antiterroriste (ATC) avant de signer tout contrat de financement. Les termes du certificat sont si restrictifs que presque tout acte de résistance ou d’engagement dans la politique nationaliste pourrait être interprété comme du terrorisme, dépolitisant le rôle des ONG et criminalisant les actes de résistance. Ainsi, les propositions de projet ont tendance à éviter les objectifs « politiques » et les approches structurelles.

Un autre exemple est celui des politiques de développement agricole qui ont souvent reposé sur des paradigmes dominants, comme ceux de la Révolution Verte. En effet, au courant des années 1960-1970 la monoculture, qui privilégient les cultures à haut rendement économique plutôt qu’alimentaire, les pesticides et les engrais chimiques ont eu des effets catastrophiques sur les humains et l’environnement. Ces approches, fondées sur des principes d’efficacité et de quantification, ont longtemps dominé le domaine, orientant les interventions vers des solutions uniformisées et soi-disant scientifiquement validées. Or, les approches critiques, notamment issues des études postcoloniales et épistémologies autochtones, ont mis en lumière les limites et les impacts négatifs de ces politiques. Elles ont souligné la négligence des savoirs traditionnels, la perte de biodiversité, la dégradation des sols, et la dépendance économique accrue des communautés locales vis-à-vis des technologies occidentales. Les travaux critiques tels que ceux de Vandana Shiva et Arturo Escobar ont illustré comment ces modèles positivistes, en se concentrant exclusivement sur des indicateurs de performance quantitatifs, négligent les dimensions culturelles, environnementales et sociales des pratiques agricoles locales. En réponse à ces critiques, il y a eu une prise de conscience croissante et un mouvement vers des pratiques plus participatives et durables. L’agroécologie, par exemple, intègre désormais les savoirs locaux et favorise une approche plus holistique du développement agricole. Ainsi, le contraste entre les approches scientifiques positivistes qui se veulent objectives, hiérarchisantes et universelles et les approches scientifiques critiques, révèle non seulement les insuffisances des premières, mais aussi la nécessité d’une réévaluation des paradigmes dominants pour une coopération internationale plus équitable et respectueuse des contextes locaux.

En dernier lieu, un exemple frappant qui illustre la pertinence des approches critiques en matière de coopération internationale et humanitaire est sans doute la crise humanitaire au Yémen. Le conflit en cours a entraîné une des pires crises humanitaires du monde, avec des millions de personnes confrontées à la famine et aux maladies. Les sanctions et les restrictions internationales, bien qu’elles visent à faire pression sur les parties en conflit, viennent paradoxalement aggraver la situation des civils en entravant leur accès aux biens essentiels. Les approches critiques s’intéressent aux intérêts sous-jacents des groupes dominants comme l’implication du Canada dans la vente d’armes aux belligérants, ce qui peut intensifier la crise. De plus, les approches critiques interrogent le manque de médiatisation de cette crise, suggérant que les intérêts géopolitiques influencent la couverture médiatique et la priorité accordée à la crise humanitaire. En exposant ces dynamiques, il est possible de réévaluer les stratégies humanitaires et d’élaborer des réponses plus équitables, mais aussi de comprendre les intérêts de certains groupes, tout en tenant compte des impacts des politiques internationales.

En somme, la persistance des défis mondiaux malgré les efforts conjugués des actrices et acteurs à l’échelle internationale montre l’importance de remettre en question les modèles actuels de coopération internationale et humanitaire. Lorsque les structures d’exploitation et d’oppression (comme le néolibéralisme, le capitalisme, le colonialisme, le sexisme, etc.) ne sont pas analysées en profondeur dans toute leur complexité, nos aspirations à une justice sociale sont, en effet, futiles. Il semble donc important d’entreprendre une exploration approfondie des racines de ces problèmes afin d’en saisir la profondeur des tenants et aboutissants possibles grâce aux perspectives critiques. Ces dernières permettent également une adaptation aux contextes pluriels, car elles valorisent les perspectives locales et les savoirs autochtones, contribuant ainsi à la conception de solutions plus équitables et adaptées. Des espaces comme l’axe Pratiques émergentes et courants critiques de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire – ou encore la Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, Savoirs et Sociétés sont importants pour favoriser les études et la recherche critique en coopération internationale et humanitaire.


Sara Farley, doctorante à l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires, UQAM

Katherine Robitaille, doctorante en management à l’Université Laval

Laurence Ouellet-Boivin, doctorante à l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires, UQAM

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