Aide au développement et ONG françaises : état des lieux et perspectives

Vincent Pradier, Coordination Sud, 19 juin 2023

Le 13 avril 2023, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) annonçait que la France était devenue, en 2022, le quatrième plus gros pays donateur de l’aide publique au développement (APD) en volume. Si l’annonce a été accueillie avec un mélange d’enthousiasme et de prudence par Coordination SUD, la plate-forme des organisations non gouvernementales (ONG) françaises, force est de constater que l’APD française est en constante augmentation, à rebours de nombreux pays européens, depuis le début de la présidence d’Emmanuel Macron.

Quels sont ainsi les effets de cette augmentation de l’APD sur le paysage français de la solidarité internationale ? Comment cette aide se matérialise-t-elle ? Produit-elle des effets sur le milieu des ONG ? Quels en sont les principaux enjeux ?

Entre programmation et contrainte, le paradoxe du contexte français de solidarité internationale

Depuis une cinquantaine d’années, les ONG occidentales occupent une place médiatique, publique et politique importante. Celles-ci sont aujourd’hui des maillons essentiels de l’aide internationale. Si nombre d’ONG françaises ont « pignon sur rue », l’État français a longtemps peu soutenu leur développement.

Cette situation s’explique par deux tendances anciennes de la coopération française. Tout d’abord, la France n’a jamais atteint l’objectif d’atteindre 0,7 % de son revenu national brut (RNB) dédié à l’APD. Par ailleurs, la politique française de coopération internationale a longtemps été pilotée et mise en œuvre directement par les institutions diplomatiques. Ainsi, pendant longtemps, peu d’APD française « transitait » par les ONG, contrairement à d’autres pays.

L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017 a cependant inversé la tendance. L’APD française a ainsi substantiellement augmenté entre 2017 et 2022, passant de 0,47 % du RNB à 0,56 %. En outre, a été adoptée en 2021 — avec une réelle dimension programmatique — une loi d’orientation et de programmation relative au développement et à la lutte contre les inégalités mondiales. Demandée depuis de nombreuses années par les ONG françaises — et bien que relativisée par celles-ci — cette loi acte un certain nombre de principes a priori transformateurs pour le secteur français des ONG.

Elle sanctuarise l’augmentation de l’APD française entamée depuis 2017. Si l’année d’atteinte du 0,7 % du RNB français dédié à l’APD n’est pas mentionnée, la loi affiche une ambition à l’horizon 2025. Elle précise également le montant de cette APD qui « transite » par les ONG, en augmentation, « en vue d’atteindre, en 2022, le double du montant constaté en 2017 ». Enfin, elle ouvre la possibilité, pour l’Agence française de développement (AFD), de financer directement des organisations non occidentales, dans des conditions bien particulières.

Dans ce contexte, la France a cependant impulsé certaines contraintes réglementaires visant à limiter les capacités des ONG. Elle a ainsi tenté en fin d’année 2021 d’imposer un mécanisme de « criblage », c’est à dire la vérification que toute personne physique ou morale recevant des fonds dans le cadre de projets de solidarité internationale financés par les bailleurs institutionnels français ne figure pas sur les listes de sanctions internationales ou nationales. Si cette tentative traduisait certainement la matérialisation de la transformation des rapports entre États occidentaux et ONG, la mise en œuvre de ces obligations contrevenait à leurs principes d’action. Ce mécanisme a depuis été annulé par le Conseil d’État, à la suite d’une procédure entamée par Coordination SUD et plusieurs de ses membres.

Parallèlement, la France s’est dotée d’espaces politiques et pluriacteurs visant à accompagner le pilotage de la politique française en matière de solidarité internationale. L’année 2023 sera en effet une année clé en la matière.

Un secteur des ONG françaises en pleine croissance

S’il n’existe pas d’étude comparée sur les ressources des ONG à l’échelle européenne, l’OCDE publie chaque année un rapport permettant d’apprécier la  « part » des APD européennes transitant par les ONG nationales. En France, l’augmentation de l’APD a ainsi entraîné une augmentation de sa part transitant par les ONG françaises, de 3 % en 2017 à 5 % en 2020. La France n’a cependant fait que rattraper son retard, la moyenne des pays de l’OCDE se situant à 15 %, quand l’Allemagne et le Royaume-Uni étaient respectivement à 7 % et 17 % en 2020.

Ainsi, force est de constater que le secteur des ONG françaises se porte plutôt bien — en tout cas du point de vue des ressources mobilisées globalement. La dernière étude sur l’évolution des modèles socio-économiques des ONG, qui s’appuie sur les données partagées par près de 115 ONG françaises, est assez édifiante.

Les ONG françaises sont d’abord en forte croissance. Les ressources mobilisées passent ainsi de 1,6 milliard d’euros en 2016 à près de 2,3 milliards en 2020, soit une augmentation de près de +43 %. Confirmant une tendance ancienne, les ONG françaises sont de plus en plus financées par les ressources publiques. En creux, l’étude montre cependant que ce secteur se structure en « oligopole à franges », caractérisé par une dizaine de très grandes ONG qui captent près de 75 % des financements (en 2020), et une myriade de plus petites structures.

De nombreux autres enseignements émergent de cette étude, en particulier la dynamique de « localisation » des richesses humaines mobilisées par les ONG, ou encore la prépondérance d’anciens territoires colonisés dans leurs terrains d’intervention. Elle montre également une certaine fragilité financière de ces organisations, en situation paradoxale : alors qu’elles sont en pleine croissance, celles-ci disposent d’une assise financière assez instable.

L’émergence de « nouveaux acteurs et de nouvelles actrices »

Parallèlement à cette dynamique, Coordination SUD constate plusieurs mutations importantes à l’œuvre dans ce secteur de la solidarité internationale, documentées au sein de sa dernière étude dédiée. Celle-ci a tenté de décrypter « les caractéristiques et dynamiques, sinon toujours de réels “nouveaux” acteurs et actrices de la solidarité internationale, tout au moins d’acteurs et actrices et des pratiques visiblement en expansion dans ce champ ». Montrant finalement que « peu d’acteurs et actrices sont totalement “nouvelles” dans leur forme juridique », l’étude permet d’éclairer plusieurs transformations actuelles.

D’une part, elle met en lumière la croissance importante des différents types d’acteurs et d’actrices, éloignées dans réseaux des ONG, qui évoluent dans le champ de la solidarité internationale. On peut citer la myriade d’entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS), comme les entreprises sociales ou les coopératives (avec l’exemple du groupe Solidarité Entreprises Nord-Sud), les acteurs et actrices des pays attributaires de l’aide (comme Social change factory au Sénégal) ou encore les entreprises privées (comme les entreprises à missions, et l’exemple de Nutriset).

L’étude pointe d’autre part la transformation importante des modèles de financements des initiatives de solidarité internationale. En particulier, elle montre comment les différentes modalités « de financement à impact » sont, sous des formes diverses, de plus en plus mobilisées par les bailleurs de l’aide et les ONG pour financer leurs activités — les « contrats à impact sociaux (CIS) » en étant l’émanation la plus visible.

Enfin, l’étude montre bien comment l’APD finance aujourd’hui d’autres types d’organisations que les ONG occidentales. Aux États-Unis notamment, en témoigne la place croissante qu’occupent les entrepreneurs du développement international (international development contractors en anglais), comme Chemonics ou Deloitte. Acteurs privés prestataires dans le secteur de la sécurité, ils ont progressivement déployé leurs actions dans de nombreux secteurs du développement international et de l’aide humanitaire, et sont relativement critiqués, accusés pour certains d’être des « beltway bandits » — soit des entreprises ayant un accès privilégié aux espaces de décisions et aux pouvoirs publics américains, leur permettant, par leur influence, de s’accaparer des contrats ou des subventions pour leur seul bénéfice. En parallèle, certains bailleurs publics facilitent l’accès à leurs guichets de financement par des organisations non occidentales, concourant de facto à une dynamique de localisation de l’aide.

Faut-il délocaliser, décentraliser, désoccidentaliser ou décoloniser le secteur des ONG françaises ?

Cet enjeu de la localisation de l’aide, qui irrigue aujourd’hui très fortement les agendas des principaux bailleurs de l’APD, comme la France, pose en creux la question du positionnement et du rôle des ONG occidentales dans un monde qui se « désoccidentalise ».

Cette localisation fait ainsi face à un certain nombre de défis techniques. Le niveau de « normalisation » des pratiques gestionnaires des ONG occidentales, comme le montrent plusieurs chercheurs français et françaises, complexifie ainsi grandement l’accès aux financements par les organisations non occidentales. Cette dynamique positionne de facto les ONG européennes et nord-américaines comme des intermédiaires incontournables (et critiquables) dans cette chaîne de l’aide.

De fait, ce positionnement nourrit son lot de critiques, les ONG occidentales se voyant reprocher, de façon plus ou moins fondée, leur ingérence excessive, un certain racisme structurel, voire une gestion très empreinte de colonialité. Questions éminemment politiques, celles-ci font d’ailleurs l’objet de nombreuses publications récentes par les plates-formes d’ONG occidentales, comme aux Pays-Bas, en Flandre, au Royaume-Uni ou encore en France.

Une transformation effective face au nouveau régime climatique à venir

Quelles que soient les stratégies, il apparaît clairement aujourd’hui que les changements climatiques vont de facto entraîner une transformation du rôle et positionnement des ONG françaises. En effet, comme toutes les organisations occidentales — issues de pays considérés par l’OCDE comme industrialisés, sources de la plupart des émissions de gaz à effet de serre passées et actuelles — celles-ci sont appelées par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CNUCC) à réduire leur empreinte environnementale.

À ce titre, en France, depuis décembre 2020, dix ONG d’action humanitaire parmi les plus importantes se sont engagées à réduire de 50 % leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici à 2030. Accélérée par la crise sanitaire, cette dynamique va entraîner pour les ONG françaises des évolutions des pratiques de gestion et des repositionnements, à la fois en France, et dans leurs pays d’intervention. Face à ces mutations, l’accompagnement des ONG est d’ailleurs l’un des chantiers prioritaires pour Coordination SUD, via sa commission climat et développement et certaines missions de son OngLAB.


Auteur

Vincent Pradier, Coordination SUD, chercheur associé de l’OCCAH

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