L’aide au développement, complice d’épistémicide ?

Ronaldo Lec, fondateur de l'Instituto Mesoamericano de Permacultura (IMAP), 7 février 2022, Marie-Claude Savard

L’épistémicide, d’après Boaventura de Sousa Santos, c’est la mort silencieuse des savoirs non occidentaux occasionnée par la hiérarchisation des façons d’appréhender le monde. Le suffixe -cide, tiré du latin, signifie « tuer ». En ce qui concerne les connaissances, il s’agit d’une violence perpétrée par une forme de pensée qui se croit l’unique détentrice de légitimité. On peut la comparer à la mise en place d’une monoculture des idées se croyant objective et rationnelle, dont l’origine remonte aux grands empires coloniaux et au Siècle des Lumières.

À l’aune de l’appel à la décolonisation de « l’aide », nous nous sommes rencontrés pour discuter d’épistémicide et du rôle de l’aide étrangère et du paradigme de développement occidental, issu d’une vision d’euromodernité « universelle ». Nous sommes deux auteur.e.s d’origine différente : un activiste maya héritier des savoirs ancestraux qui lutte pour la souveraineté alimentaire, et une chercheure universitaire ayant travaillé dans le milieu de la solidarité internationale. Ce texte, écrit à deux voix que nous tressons comme des fils, rappelle l’importance du tissage pour les Mayas dans le maintien du lien avec les ancêtres et l’expression de l’identité, mais aussi la ceinture fléchée de mes ancêtres métis.

En commençant par la terre

Aujourd’hui, nous sommes le 6 Ajmaq d’après le calendrier maya. Ajmaq, c’est un jour consacré à l’hommage à nos ancêtres et à leurs erreurs, afin que nous puissions en tirer des apprentissages et éviter de les répéter. Ainsi, c’est une bonne journée pour parler d’épistémicide. Ce mot pour moi évoque la mort : herbicide, pesticide, et le cycle de guerre contre la nature qui sévit. Je pense à la destruction systématique des connaissances ancestrales et traditionnelles qui sont liées à la terre et à notre bien-être. [R.L]

Au Canada, cela rappelle le concept de « terre en tant que pédagogie » décrit par l’auteure anishinaabée Leanne Simpson. Son ouvrage aborde la façon dont la colonisation et par la suite l’État canadien, en s’appropriant les terres et en relocalisant les communautés, ont privé le peuple anishinaabeg du lien à sa source de connaissance principale : le paysage. Il s’agit donc d’une atteinte à l’intelligence collective d’une nation, à sa façon de produire des savoirs et les transmettre aux prochaines générations. [M-C.S]

D’après la conception maya, nous faisons partie d’une nature-communauté, il n’est pas possible de s’en extraire. Sans terre, nulle possibilité d’autonomie, nulle possibilité de survie, car c’est elle qui nous nourrit et nous instruit. Au Guatemala, notre paysage est aujourd’hui composé d’espèces étrangères : du café africain, des arbres décoratifs grevillia robusta d’Australie et tant d’autres. Nous ne possédons aucune connaissance sur ces espèces introduites qui remplacent nos variétés endogènes. Le jardin de mon grand-père contenait plus de vingt cultures, dont il s’occupait grâce à des connaissances sur la coexistence harmonieuse, développées pendant des millénaires. Aujourd’hui, ce type de savoir est devenu rare. Sa disparition a commencé à l’époque coloniale. Et puis s’ensuivirent les projets de « développement » par la monoculture qui nous ont dépossédés non seulement de nos terres, mais aussi de notre souveraineté alimentaire et de nos connaissances ancestrales. [R.L]

La dépossession de la terre, dépossession des savoirs

Avant la colonisation, les Mayas habitaient un territoire allant des sommets les plus élevés jusqu’à l’océan, ce qui leur assurait un lien à un vaste paysage. Les communautés des hautes terres étaient liées à l’océan, grâce au rituel et la cérémonie. À l’équinoxe du printemps, mes ancêtres formaient une grande caravane qui descendait vers la côte pour y chercher des fruits, car dans les zones montagneuses, c’était la période de sècheresse. Et vice versa ; notre économie reposait sur la réciprocité harmonieuse. Aujourd’hui, les basses terres et la côte appartiennent à des multinationales et sont consacrées à la monoculture. Nous avons perdu accès à cette ressource et aux liens qui assuraient notre souveraineté alimentaire. Les populations autochtones ont été reléguées aux lopins de terre les plus difficiles à cultiver en montagne, et l’impact — la pauvreté au sens large — est dévastateur. Il ne s’agit pas seulement d’argent ; nous avons aussi perdu les liens qui nous unissaient aux autres communautés. Privés de nos terres, nous avons perdu notre accès à l’éducation. On parle donc d’epistémicide systémique : la disparition de notre système économique, politique et notre culture ancestrale. [R.L]

L’indice multidimensionnel de pauvreté du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), qui sert à classer les pays selon leur niveau de développement, tente de capter les multiples facettes de la pauvreté. Le Guatemala se situe au 127 rang parmi 188 pays, avec un taux de pauvreté multidimensionnelle de presque 30 %, ce qui justifierait des interventions en matière de développement. Sont inclus dans l’analyse du PNUD la malnutrition, la mortalité infantile, l’accès à des installations sanitaires et un abri adéquat, à l’électricité, à l’eau potable et même à certains biens matériaux. On y inclut le nombre d’années de scolarité, qui au Guatemala s’élève à une moyenne 10,8 par personne, alors qu’en Australie, c’est 22. Mais faut-il encore s’interroger sur la qualité et la pertinence de l’éducation et non seulement sur le nombre d’années… [M-C.S]

À l’école primaire, la langue d’enseignement c’est l’espagnol. Comme plusieurs enfants, je me suis cassé la bouche à l’apprendre. Ma grand-mère, quant à elle, a refusé de l’apprendre et c’est grâce à elle, et aux aîné.e.s que j’ai pu acquérir des savoirs ancestraux, avant qu’elle se convertisse au christianisme. Et après cela, elle a cessé de me parler de notre culture. Mon grand-père et ma mère m’ont encouragé à apprendre l’espagnol et l’anglais, cependant, et cela m’a servi. [R.L]

Comme l’espagnol a servi à la lauréate du prix Nobel pour la paix Rigoberta Menchu, qui s’est vue obligée de l’apprendre afin de lutter contre le colonialisme… [M-C.S]

Depuis les Accords de Paix de 1996, nous avons une loi qui stipule que le Guatemala se doit de reconnaître les langues autochtones dans le milieu scolaire. Mais en pratique, ce n’est aujourd’hui qu’environ 1 % des écoles qui font leur enseignement en langue locale. Les enseignants et enseignantes sont rarement d’origine autochtone. La langue est porteuse de savoirs. Sa disparition, c’est aussi l’arrêt d’un processus de transmission des connaissances des ancêtres, qui sont considérées par plusieurs comme étant arriérées et mésadaptées à la vie moderne. En plus, le fonctionnement de notre système éducatif, calqué sur l’approche occidentale, ne permet pas d’accéder aux études supérieures. Le certificat d’études secondaires offre plus ou moins deux issues : enseigner au primaire, ou devenir comptable. Notre système produit 350 000 maîtres et maîtresses d’école chaque année qui n’auront jamais la chance d’exercer ce métier, faute de débouchés. L’éducation n’est pas adaptée. Et encore, bien que ces jeunes sachent compter, lire et écrire en espagnol, leur scolarisation les aura éloignés de leur patrimoine, de l’agriculture et de leur communauté. Incapable de se trouver un emploi ou d’être autonomes par l’agriculture, notre jeunesse se retrouve dans les maquiladoras, à coudre des boutons à la chaîne. C’est l’une des tragédies du développement dans mon pays. Le développement à l’Occidental a échoué dans la création d’humains épanouis : il crée de la main-d’œuvre bon marché. Il crée de la pauvreté. [R.L]

Un système éducatif colonial et mésadapté fragmente la cohésion des communautés. L’exemple des écoles résidentielles du Canada et de l’Australie, entre autres, ne peut être plus évocateur. [M-C.S]

Le rôle des ONG et des agences internationales

Les projets de développement ont aussi fragmenté les communautés, tout comme les églises. Aujourd’hui, on a des dizaines d’églises dans nos communautés, des dizaines d’organisations étrangères qui mènent des projets, mais qui au lieu de rassembler la population, créent de l’antagonisme. La période post-conflit a amené des fonds étrangers sans précédent. Des centaines d’ONG sont venues s’établir au Guatemala. D’autres ont vu le jour dans nos communautés, en suivant le financement du business de l’aide, qui se réoriente au gré des priorités des bailleurs. Cela amplifie des dynamiques de concurrence entre les organisations locales. En plus d’amener leurs théories du développement, les acteurs étrangers proposent leurs technologies, leurs semences génétiquement modifiées, et même leurs politiques féministes. Savent-ils par exemple que la société maya est matriarcale à la base ? La jefe, c’est la femme dans notre culture. La violence basée sur le genre résulte d’un appauvrissement de nos connaissances et de nos liens. [R.L]

Pour le milieu de la solidarité internationale, la valorisation des paradigmes locaux de production des connaissances s’avère donc plus prometteuse comme approche. Il s’agirait dès lors d’un modèle pluriversaliste, sans hiérarchie des savoirs, qui intègre une panoplie de définitions endogènes du « développement » et du bien-être. Issue d’une cosmovision zapatiste et mésoaméricaine, le pluriversalisme servirait d’antidote à l’arrogance épistémologique dont ont fait preuve certains acteurs du développement. Il contribuerait ainsi, comme philosophie, au renversement d’une complicité active ou passive à l’épistémicide en libérant les connaissances marginalisées de leur statut de non-existence. Ainsi, en entrelaçant nos savoirs comme nos voix, nos patrimoines et nos aspirations, nous travaillons collectivement à la création d’un formidable tissage sur lequel se dessine un nouveau projet : la solidarité épistémologique. [M-C.S]

Crédit photo : IMAP

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