Jeunesse haïtienne : entre quête de mobilisation et résistance

Le Nouvelliste, Job Pierre Louis, 25 avril 2025

Note : Cet article est le résumé d’une recherche collaborative en cours intitulée « Le secteur associatif de la jeunesse haïtienne : perspectives de concertation pour l’émergence d’un État démocratique ». Cette recherche est menée en collaboration par des chercheurs et chercheuses en Haïti et au Canada, ainsi que par des collaborateurs et collaboratrices d’origine haïtienne s’identifiant comme jeunes. Elle est pilotée par l’Institut d’études internationales de Montréal en partenariat avec l’Université d’État d’Haïti et Jurimédia.

La jeunesse haïtienne est à un tournant décisif, face à une crise d’une ampleur inédite et aux multiples facettes. Depuis quelques années, Haïti traverse une crise sociopolitique, notamment l’assassinat du président Jovenel Moise en juillet 2021, la non-tenue des élections et des pouvoirs inconstitutionnels, la violence et la prolifération des gangs armés. Cette violence a occasionné 5 626 décès et d’innombrables blessures au courant de l’année 2024, en particulier à Port-au-Prince, où près de 85 % du territoire est contrôlé par des gangs armés.
Malgré cette situation de crise persistante et multidimensionnelle, la jeunesse haïtienne, une génération tout entière délaissée par la gouvernance haïtienne, se mobilise en milieu associatif en vue de tenter d’impulser un vent nouveau, ainsi de donner l’espoir aux générations futures. Cela s’effectue tout en affrontant entre autres les diverses inégalités, la fragmentation de son tissu associatif, la violence des gangs et la précarité économique.
Dans ce texte, nous abordons les résultats d’une enquête réalisée auprès du milieu associatif de la jeunesse haïtienne, menée conjointement avec des acteurs universitaires et de la société civile à Cap-Haïtien.
Portrait et définition de la jeunesse haïtienne
La jeunesse constitue un terme polysémique, recouvrant diverses catégories d’âge, selon les organisations internationales et régionales ainsi que les États. Bien qu’existe la catégorisation d’âge pour définir la jeunesse, le contexte haïtien s’aligne sur une définition sociologique et psychosociale qui voit en la jeunesse, une étape intermédiaire entre l’adolescence et l’âge adulte, où son identité se construit, et qui est caractérisée par l’insertion en emploi, avoir son propre foyer, avoir des enfants à charge et terminer sa scolarité.
Les jeunes entre 15 à 34 ans représentent 48.87 % d’une population de 11 867 032 habitant-e-s. Par ailleurs, la jeunesse est une catégorie hétérogène qui reflète des caractéristiques inégalitaires. Ces inégalités se manifestent par le lieu de résidence entre le rural et l’urbain, l’accès à l’emploi, à l’éducation et aux services de base.
Les inégalités s’accentuent davantage dans les rapports de pouvoir entre femmes et hommes. De plus, la précarité économique et la criminalité entravent les efforts déployés par des jeunes pour se faire une place dans la société haïtienne. Ils ne bénéficient même pas assez d’appui et d’encadrement de la part des institutions publiques leur permettant de faire entendre leur voix.
Bien qu’il faille reconnaître la fragilité de cette jeunesse pour les raisons qui viennent d’être élucidées, des structures issues de différents champs d’action démontrent leur potentiel de mobilisation. En effet, les jeunes s’activent par de nombreuses initiatives, allant des mouvements sociaux politiques à des actions communautaires informelles mais concrètes en passant par des plaidoyers.
Cartographie des organisations et mouvements de jeunesse en Haïti
Au-delà des formes, des objectifs et du champ d’action, les organisations de la jeunesse posent des actions concrètes qui démontrent leur volonté de contribuer au changement structurel du pays. La société civile haïtienne dans son ensemble se distingue par sa capacité à générer des mouvements citoyens novateurs et résilients.
Depuis plus d’un siècle, diverses initiatives mettent en évidence la puissance de l’engagement collectif et du leadership émergent dans le pays. Le mouvement des scouts, qui a été introduit en Haïti en 1916, s’est établi comme un pivot du développement communautaire, un acteur clé de l’apprentissage informel et de la promotion du leadership citoyen. Face aux enjeux contemporains, de nouveaux mouvements émergent. C’est le cas de « Nou Pap Dòmi » (« Nous ne dormirons pas »), apparu en 2018 à la suite du scandale PetroCaribe.
Ce mouvement a rassemblé des milliers de jeunes Haïtiens et d’Haïtiennes de tous les horizons dans la lutte contre la corruption. L’Observatoire de la jeunesse haïtienne (OJH), fondé en 2015, représente une autre facette de cet engagement en formant la nouvelle génération de leaders et en plaidant pour une meilleure intégration des jeunes dans la vie publique. Plus récemment, « Gwout Konbit » a réinventé la tradition haïtienne d’entraide mutuelle en actualisant le concept populaire du « Konbit » grâce à des projets concrets tels que la collecte de sang et le financement d’initiatives sociales.
Ces mouvements, bien que distincts, partagent tous la conviction que la solidarité et l’engagement civique peuvent changer la société haïtienne. Ils démontrent ainsi que l’esprit d’initiative et de collaboration persiste en Haïti, malgré les difficultés.
Obstacles à la mobilisation de la jeunesse haïtienne
Plusieurs facteurs entravent le potentiel de cette jeunesse dynamique. Certains sont structurels, comme une organisation sociale et politique qui exclut les jeunes, tandis que d’autres sont conjoncturels, liés notamment à la violence et la criminalité des gangs, la communication et au leadership.
La situation sociopolitique actuelle affecte tous les secteurs de la vie nationale haïtienne. Ainsi, certaines institutions privées et publiques telles que des écoles, des hôpitaux, des tribunaux, des magasins et des banques sont forcés de suspendre leur service. Parfois, elles sont pillées ou incendiées par des gangs armés.
Dans cette situation de violence globale où les forces publiques et la force multinationale présente dans le pays se montrent dépassées et impuissantes à déloger les gangs et à limiter leur extension, les initiatives de jeunesse éprouvent aussi des difficultés à maintenir, et surtout à la capitale de Port-au-Prince. C’est là que se concentrent d’importantes initiatives de jeunesse, le pouvoir politique et les principaux bailleurs de fonds. C’est là aussi que se concentra la violence des gangs.
L’absence ou l’inefficacité des politiques publiques en faveur de la jeunesse constitue un obstacle majeur. Peu de ressources sont disponibles et voire encadrées pour mettre en œuvre des programmes adaptés aux réalités des jeunes. L’État haïtien, par sa mauvaise gouvernance, aggrave la situation des jeunes, qui peinent à avoir confiance dans les institutions publiques.
Les procédures administratives sont un véritable obstacle à la structuration des organisations de la jeunesse. L’enregistrement d’une organisation est coûteux en temps et en argent, car il faut se rendre sur place au ministère des Affaires sociales et du travail, sans l’espoir de recevoir des services à temps. Une telle procédure décourage les jeunes à formaliser leurs initiatives. Pourtant, cette étape est nécessaire pour accéder à des financements et développer des partenariats avec des organisations non gouvernementales internationales.
La précarité économique et le manque d’opportunités entraînent souvent la politisation des mouvements de jeunes. Des politiciens utilisent des jeunes influents pour les détourner de leurs objectifs initiaux en leur offrant des postes politiques ou de l’administration publique.
Ce cas de figure entrave la pérennité des initiatives, car, une fois accepté, ces jeunes se désinvestissent dans les activités de jeunesse pour s’adonner à ces politiciens. Ils reproduisent alors les mêmes schémas qu’ils critiquaient auparavant : la corruption, la non-intégration de la jeunesse et la complicité avec les gangs armés.
Voies d’espoir pour la jeunesse haïtienne
Malgré ces défis considérables, des voies d’espoir existent pour la jeunesse haïtienne. De nombreuses initiatives portées par des jeunes témoignent de leur engagement et de leur capacité à trouver des solutions innovantes aux problèmes de leur communauté. Cependant, ces initiatives doivent faire preuve de créativité pour surmonter leurs difficultés de mobilisation et de pérennité.
Les jeunes haïtiens et haïtiennes qui ont contribué à notre recherche nous fournissent des pistes de solution :
  • Le financement participatif et les partenariats inter-organisationnels peuvent garantir l’autonomie financière et l’indépendance face aux bailleurs de fonds étrangers.
  • L’intégration de l’éducation à la citoyenneté, du leadership et de la résolution de conflits dans les programmes scolaires et autres institutions permettrait de former des citoyens responsables et engagés, capables de résister notamment à la politisation.
  • Une communication efficace via les réseaux sociaux donnerait aux initiatives de jeunesse une plus grande visibilité et augmenterait les possibilités de trouver des partenaires nationaux et étrangers pour soutenir leurs engagements et leur évolution, et permet aussi de sensibiliser et de mobiliser un public plus large.
  • Le développement d’un leadership collectif, basé sur la collaboration et la transparence, est essentiel pour renforcer la confiance et l’efficacité des organisations de jeunes.
Ces voies d’espoir, bien que non exhaustives, pourraient servir les luttes que mène la jeunesse haïtienne.
Conclusion
La jeunesse haïtienne se trouve à un carrefour critique, confrontée à une crise multidimensionnelle sans précédent. Malgré l’insécurité généralisée, la précarité économique et les obstacles institutionnels, elle continue de démontrer une résistance et une créativité remarquables. Les diverses initiatives citoyennes qu’elle a initiées témoignent de sa détermination à bâtir un avenir meilleur pour Haïti.
Pour que cette mobilisation porte pleinement ses fruits, un changement systémique s’impose. L’État haïtien doit développer des politiques publiques inclusives qui reconnaissent et soutiennent le potentiel des jeunes. La communauté internationale, quant à elle, pourrait repenser ses modes d’intervention pour mieux accompagner ces initiatives endogènes plutôt que d’imposer des solutions extérieures.
La force de la jeunesse haïtienne réside dans sa diversité et sa capacité d’adaptation. En capitalisant sur ces atouts, en renforçant les réseaux de solidarité, et en développant des modèles d’organisation autonomes et transparents, elle peut devenir le véritable moteur de la reconstruction et de la transformation sociale d’Haïti.
L’avenir du pays dépend en grande partie de la capacité de cette jeunesse à maintenir son engagement citoyen malgré les adversités. Il dépend aussi de la volonté des acteurs politiques à lui faire une place légitime dans les processus de décision.
Job PIERRE LOUIS
Doctorant en management à l’École des sciences de la gestion (ESG/UQAM)
Assistant de recherche à l’Institut d’études international de Montréal (IEIM/UQAM)
Membre étudiant à la Chaire Entrepreneuriat, Altérité et Société (CEAS/UQAM)
Membre étudiant à l’Observatoire sur les migrations internationales, les réfugiés, les apatrides et l’asile (OMIRAS/UQAM)

Partenaires

Banque ScotiaMinistère des Relations internationales et de la Francophonie | Québec Faculté de science politique et de droit | UQAM

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