
La crise de l’USAID : le reflet de dynamiques de dépendance
Blogue Un seul monde, Sara Farley, 14 avril 2025
La crise récente que traverse l’United States Agency for International Development (USAID) révèle la précarité systémique des mécanismes de l’aide internationale et leur dépendance à la conjoncture politique américaine. L’administration Trump a annoncé en février 2025 une réduction massive des financements de programmes à l’étranger, visant 5 800 projets et gelant 54 milliards de dollars d’assistance mondiale. Ces coupes, combinées à la suppression de 83 % des programmes opérationnels de l’agence, ont paralysé des initiatives vitales en santé, nutrition et éducation, exposant des millions de personnes à des risques sanitaires immédiats. Or, ce retrait brutal expose les conséquences humaines et structurelles d’une architecture de l’aide marquée par l’asymétrie : les décisions prises à Washington ont un impact direct, souvent catastrophique, sur les conditions de vie de millions de personnes dans le Sud global.
Une dépendance construite : héritages coloniaux et logique d’alignement
Cette fragilité ne peut être comprise sans revenir sur les racines structurelles de la dépendance. Le paradigme du développement s’est construit sur une dichotomie héritée du colonialisme : un Nord rationnel, moderne et sauveur, face à un Sud perçu comme arriéré et déficient. Cette vision, toujours active dans les récits institutionnels, nourrit des approches descendantes, normalisant la hiérarchie donateur/bénéficiaire. Le langage évolue – « pays sous-développés », devenus « en développement » ou « émergents » – mais le regard paternaliste perdure. Ce cadre est renforcé par les critères d’évaluation de la « bonne gouvernance » promus par l’OCDE ou la Banque mondiale, qui imposent des normes exogènes, ignorant les contextes locaux. La dépendance n’est donc pas uniquement économique, mais épistémique et politique.
Cette dynamique s’inscrit dans la critique formulée dès les années 1950 par l’économiste argentin Raúl Prebisch qui soulignait l’existence d’un système international structuré autour d’un échange inégal entre centre et périphérie. Selon Prebisch, les pays du Sud global, spécialisés dans l’exportation de matières premières à faible valeur ajoutée, voient leur développement freiné par la détérioration des termes de l’échange, au profit des pays du Nord, producteurs de biens manufacturés. Cette asymétrie empêche les pays dits périphériques de se développer selon leurs propres logiques, les condamnant à une dépendance perpétuelle. Cette dépendance structurelle permet à certains pays donateurs, comme les États-Unis, d’exercer une influence disproportionnée sur des régions entières du monde. Ainsi, une seule décision politique prise à Washington – comme la récente suspension du financement de l’USAID – peut mettre en péril la vie et les moyens de subsistance de millions de personnes.
Pour mieux comprendre la crise actuelle de l’aide internationale, il est essentiel de replacer les théories de la dépendance dans leur contexte historique en examinant les mesures qui ont progressivement compromis l’autonomie des pays du Sud global. Des décisions ont progressivement rendu ces nations plus dépendantes de l’aide internationale, les exposant ainsi à une fragilité accrue face aux choix politiques des pays donateurs.
- Extraction des ressources naturelles : En RDC ou en Angola, par exemple, les industries minières sont dominées par des multinationales étrangères qui exploitent des ressources essentielles pour la transition numérique et énergétique mondiale, comme le cobalt ou le pétrole. Bien que générant des revenus importants, cette extraction se traduit rarement par des gains significatifs pour les populations locales ou par une transformation structurelle des économies. Ces pays restent dépendants des prix mondiaux et du bon vouloir des acteurs étrangers, sans contrôle effectif sur leurs ressources stratégiques.
- Politiques d’ajustement structurel : Dans les années 1980 et 1990, sous l’influence du FMI et de la Banque mondiale, de nombreux États ont dû privatiser des secteurs essentiels (santé, éducation, infrastructures) et se tourner vers des économies d’exportation fondées sur une main-d’œuvre bon marché. Ces réformes, loin de renforcer la souveraineté économique, ont désarmé les États face aux logiques du marché global, creusant les inégalités et affaiblissant les capacités publiques à répondre aux besoins fondamentaux.
- 3. Accords commerciaux inéquitables : Les traités de libre-échange favorisent souvent les intérêts des grandes puissances en maintenant les pays du Sud global dans une position de fournisseurs de matières premières, au détriment du développement local. Cela limite leur montée en gamme et verrouille leur place dans la hiérarchie mondiale de la production.
- Imposition d’un modèle de développement occidental : Les institutions internationales, dont l’USAID fait partie, proposent un développement formaté selon les standards occidentaux. Ce modèle prétend universel mais reflète en réalité des intérêts géostratégiques et économiques spécifiques. Il contribue à dépolitiser les enjeux du développement en les présentant comme des problèmes techniques, masquant les responsabilités historiques et les rapports de domination actuels.
Vers une décolonisation de l’aide : ruptures nécessaires
La crise de l’USAID illustre l’impasse d’un modèle fondé sur la verticalité et la conditionnalité. Plusieurs voix du Sud, dont celle de Themrise Khan, appellent à dépasser la logique de « sauvetage » incarnée par le white saviorism, et à promouvoir des formes de coopération ancrées dans les besoins et les visions des communautés concernées. Ce mouvement, qualifié de post-aide, propose de passer de la dépendance à la souveraineté, en favorisant le financement direct des structures locales, la reconnaissance des savoirs endogènes et la responsabilisation des bailleurs du Nord.
Certaines fondations communautaires du Sud expérimentent déjà des approches alternatives, comme les Global Fund Community Foundations, qui insistent sur la mobilisation des ressources locales, la redevabilité horizontale et l’autodétermination. Ces pratiques montrent que des voies existent pour sortir du cycle donateur-bénéficiaire et construire une solidarité internationale réellement équitable
En somme, la crise de l’USAID n’est pas qu’un accident de parcours. Elle révèle les failles d’un système basé sur des rapports de force inégaux, où l’aide devient une arme diplomatique, et la dépendance, une conséquence systémique. Une transformation structurelle de l’aide est impérative, non pas seulement pour améliorer son efficacité, mais pour rendre justice aux populations qui sont vulnérabilisées par les décisions politiques des pays puissants.
Autrice :
Sara Farley, doctorante à l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires (OCCAH), UQAM