
Que se cache-t-il derrière l’augmentation de la violence à l’encontre des travailleuses et travailleurs humanitaires ?
Par Heather Dicks, candidate au doctorat en sociologie et Liam Swiss, professeur en sociologie (Université Memorial), 11 avril 2023
En juin 2022, deux travailleurs humanitaires ont été enlevés au Yémen alors qu’ils travaillaient pour Médecins sans frontières ; en octobre 2022, un travailleur humanitaire de l’International Rescue Committee a été tué en Éthiopie, et un autre à l’emploi de Solidarités International est décédé dans une embuscade au Mozambique en novembre dernier. Alors qu’autrefois ces gros titres se distinguaient en tant qu’événements choquants et exceptionnels, les incidents de cette nature sont devenus relativement courants.
Il s’agit naturellement d’un constat troublant : les travailleuses et travailleurs humanitaires dont l’espoir est de soulager des souffrances courent effectivement le risque d’être victimes d’attaques violentes. Souvent considérés comme de bons samaritains altruistes, ces individus employés auprès d’organisations internationales humanitaires ont longtemps été protégés par l’hypothèse morale selon laquelle ils ne devraient pas devenir la cible d’agressions. Malheureusement, c’est le contraire qui semble se produire.
La violence à l’encontre des travailleuses et travailleurs humanitaires est à la hausse
Selon la base de données sur la sécurité du personnel humanitaire (Aid Worker Security Database), en 2021, 461 travailleuses et travailleurs humanitaires ont été touché.e.s dans quelque 268 incidents violents, pour un total de 117 personnes enlevées, 203 blessées et 141 tuées. L’année précédente, 484 personnes ont été impliquées dans de tels incidents, entraînant la mort de 117 individus. Bien que ces chiffres varient d’une année à l’autre, la communauté internationale a été témoin d’une augmentation assez constante de ces événements au cours des dernières décennies, comme l’illustrent les données ci-bas.
Incidence de la violence à l’encontre du personnel humanitaire (1997-2021)
Source : Aid Worker Security Database
Quelle serait la cause de cette montée de violence ?
Très souvent, la recherche sur la violence à l’égard des travailleuses et travailleurs humanitaires révèle une insécurité mondiale croissante et la présence de menaces imminentes dans les zones où les besoins d’urgence sont les plus grands. Ce raisonnement souligne entre autres la dégradation de la sécurité dans les zones où bon nombre d’organisations humanitaires mènent des interventions, ou encore le fait que celles-ci se rendent de plus en plus dans des lieux davantage exposés aux risques d’attaques.
Certes, il existe encore très peu d’études qui explorent en profondeur le phénomène de la violence commise à l’encontre du personnel humanitaire. L’ouvrage de Larissa Fast (2014), Aid in Danger : The Perils and Promise of Humanitarianism, fait l’exception. Dans ce livre, l’auteure remet en cause la perspective dominante selon laquelle les travailleuses et les travailleurs humanitaires seraient irréprochables lors d’incidents violents. Sans aller jusqu’à blâmer la victime, elle démantèle le caractère sacro-saint de l’action humanitaire, attribuant plutôt l’augmentation de la violence à l’opportunisme.
Selon Fast, les disparités entre le personnel humanitaire bien rémunéré et les populations receveuses d’aide peuvent en fin de compte nuire aux processus locaux de construction de liens. Qui plus est, l’afflux d’aide étrangère peut représenter une opportunité unique pour ceux et celles qui survivent tant bien que mal dans les régions les plus pauvres du monde. Il n’est donc pas anormal de recenser une incidence élevée d’activité criminelle dans les zones à forte concentration d’aide d’urgence étrangère. Cela crée des frictions qui déclenchent la violence. Il s’agit d’ailleurs de l’hypothèse que soutient Demet Yalcin Mousseau, qui dans son article, révèle une corrélation entre l’aide étrangère et les conflits ethniques.
La sécurisation de l’aide étrangère
Les dernières décennies ont également vu une tendance vers la sécurisation des programmes d’aide étrangère. L’aide « sécurisée » vise l’amélioration des conditions de sécurité dans les pays dits « en développement », ce qui se traduit, par extension, en une plus grande sécurité mondiale au profit des pays dits « en développement » et « développés ». Ce type d’aide ne s’applique pas seulement aux régions du monde les plus touchées par les conflits, mais également à des contextes où les réponses ont des objectifs liés à la sécurité, tels que la consolidation civile de la paix, la réforme de systèmes de sécurité et le rétablissement post-conflit.
Dans le cadre d’une étude en cours, nous avons cherché à savoir si l’augmentation de la sécurisation de l’aide est liée à une hausse de violence à l’encontre des travailleuses et travailleurs humanitaires. Pour ce projet, nous avons utilisé les données du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE ainsi que les statistiques du Aid Worker Security Database ci-haut mentionné. À l’aide d’une analyse statistique multivariée transnationale, nous avons exploré le rapport entre ces deux variables pour la période allant de 1997 à 2021. Nos modèles examinent spécifiquement les flux d’aide sécurisée provenant des pays donateurs membres du CAD et la fréquence des enlèvements, des blessures et des meurtres de travailleuses et travailleurs humanitaires.
En contrôlant des variables telles que les conflits en cours, la pauvreté et la gouvernance, nos résultats préliminaires révèlent une forte corrélation entre le volume d’aide sécurisée qui pénètre un pays, et l’augmentation de la violence à l’encontre du personnel humanitaire.
Nous notons une autre tendance préoccupante : l’aide sécurisée, de par sa nature, a tendance à brouiller les frontières entre les interventions à caractère militaire, humanitaire et de développement. Ce type d’aide étrangère occasionne parfois des problématiques au niveau de la perception locale ; les membres de la communauté peuvent, par exemple, se demander si les travailleurs et travailleuses humanitaires qu’ils rencontrent sont des fournisseurs d’assistance neutres ou des agents paramilitaires. L’incompréhension risque d’attirer une attention négative aux individus venus offrir un secours, quelle que soit la nature de leur appui.
Nous sommes donc confrontés à un paradoxe ; l’aide destinée à améliorer la sécurité peut, en fait, engendrer une dégradation de la sécurité pour le personnel humanitaire qui est intimement impliqué dans sa mise en œuvre.
Que faut-il faire à présent ?
L’établissement d’un rapport entre l’aide étrangère sécurisée et la violence à l’encontre des travailleuses et des travailleurs humanitaires provoque une remise en question de ce type d’aide. Comme il n’existe aucune preuve irréfutable pouvant démontrer une amélioration de la sécurité mondiale grâce à l’aide sécurisée, vaut-il la peine de poursuivre ainsi au vu du danger que cela représente pour le personnel humanitaire ?
La sécurisation de l’aide est effectivement l’un des déterminants des violences commises contre les travailleuses et travailleurs humanitaires, mais il ne s’agit pas du seul. Comme le souligne Fast dans son livre, Aid in Danger, des enjeux individuels et organisationnels tels le manque de sensibilisation et de formation en matière de sécurité, les contraintes bureaucratiques et la culture organisationnelle et les facteurs liés au genre et à la diversité, sont aussi essentiels à une meilleure compréhension du phénomène de violence. Une plus grande attention à ces préoccupations, de même que leur analyse empirique, permettrait d’approfondir nos connaissances en ce qui a trait à la violence ciblant le personnel humanitaire.
Si nous souhaitons que la tendance s’inverse, il faudra entreprendre une recherche à la fois vigilante et pragmatique afin de mieux saisir l’évolution des vecteurs d’aide étrangère. Nous devons examiner de plus près les différentes formes d’aide sécurisée, et comprendre leur relation avec la violence à l’encontre du personnel humanitaire. Nous devons également freiner la tendance d’absoudre les travailleuses et travailleurs humanitaires de tout blâme associé à leur travail, et s’interroger de manière objective sur leur rôle dans le but d’améliorer la sécurité pour toutes et tous.
Auteur.es :
Heather Dicks, Candidate au doctorat en sociologie, Université Memorial
Liam Swiss, Professeur en sociologie et Doyen à la recherche par intérim, Faculté des sciences sociales et humaines, Université Memorial
La version originale de ce texte a été publié en anglais le 30 mars 2023 par le Blogue Population and Security. Nous remercions les auteur.es et l’équipe éditoriale d’avoir accepté qu’il soit rediffusé en français.
Crédit photo : Pedro Pio/ONU Femmes CC BY-NC-ND 2.0