Pour une justice migratoire

Mounia Chadi, chargée de programme pour les droits des femmes et l’égalité des genres, AQOCI, 16 novembre 2020

Les populations migrantes sont aujourd’hui au nombre de 272 millions, soit l’équivalent de la population de l’Indonésie. Bien qu’elles ne représentent que 3,5 % de la population mondiale, elles posent des défis et changent la donne économique, politique et culturelle dans les pays d’origine, de transit et de destination. De tels changements reflètent la reconfiguration des appartenances nationales, sociales et familiales au sein et au-delà des États. C’est en ce sens que les migrations internationales sont le reflet du monde.

Dans toute leur diversité (réguliers, réfugiés, demandeurs d’asile, clandestins, travailleurs frontaliers, saisonniers, etc.), ces populations sont le spectre d’une grande transformation qui s’est mise en place après le capitalisme industriel et se poursuit. De par leur mobilité, de par leur absence-présence entre deux pays, celui de l’origine et celui de l’accueil, de par leur exposition à l’inconnu, elles, ils déterritorialisent les luttes locales et se trouvent au cœur de nouvelles luttes sociales, politiques et identitaires.

Parmi les statistiques sur ces populations, un chiffre inquiète hautement : celui de la migration forcée qui totalise 79,5 millions de personnes, dont presque 26 millions de réfugiés. Parmi ces réfugiés, presque la moitié sont des femmes et plus de la moitié sont des enfants et des mineurs, dont les enfants non accompagnés. Avec les femmes, ces enfants migrants constituent les populations migrantes les plus vulnérabilisées par les circonstances contemporaines du parcours migratoire, car ce sont les plus exposées à la domination et à la violence, dont la traite d’êtres humains.

Face aux migrations mondiales qui prennent de l’ampleur et se diversifient, les humeurs des États dans les pays d’accueil fluctuent selon la conjoncture. Ces humeurs portent des noms savants, tels que « le seuil de tolérance » et « le risque migratoire ». Sous les crises économiques que traversent plusieurs pays du Nord et sous les politiques de lutte contre le terrorisme, ces termes savants se traduisent en méfiance, xénophobie et racisme. Ces réactions s’institutionnalisent par un contrôle serré aux frontières et par un examen très sélectif du statut de réfugié.

La question des droits en faveur des populations migrantes vulnérables

La dichotomie entre migration forcée et migration économique occulte la nécessité de mettre de l’avant la question des droits en faveur des populations migrantes vulnérables, toutes catégories confondues. Le terme même de migration « choisie » est questionnable, car même l’immigration régulière se fait sous la nécessité de chercher ailleurs des conditions de vie qu’on n’arrive pas à avoir chez soi. Sous l’angle de la justice migratoire, on se doit d’échapper au piège de cette dualité (choisie-forcée) pour approcher le phénomène migratoire comme émanant de facteurs complexes et comme matérialisé par des situations générant plus ou moins des états qui fragilisent la vie des personnes migrantes. Tout migrant, qu’il l’ait fait par « choix » ou par force, sait la gravité cruciale de cet acte de quitter une vie vers une autre, acte comparable à la vie et à la mort.

Il est vrai que les sans statuts font face à d’énormes défis. Il est vrai que les réfugiés, et en particulier les femmes réfugiées, par leur place dans les rapports de classe/sexe/race, sont une figure de proue dans l’émergence de nouveaux sujets politiques. Néanmoins, il existe des cas complexes de statuts régularisés, mais qui fragilisent quand même, et cela concerne spécifiquement les femmes.

Le caractère sexiste des lois sur l’immigration

C’est que la féminisation de la migration ne s’est pas accompagnée de politiques davantage axées sur les sexospécificités, qui tiendraient compte des difficultés particulières qui se posent aux femmes migrantes. C’est ainsi qu’on constate le caractère sexiste des lois sur l’immigration qui ont tendance à comprendre des mesures qui instituent la dépendance personnelle des femmes par rapport aux hommes, y compris dans les pays où cette dépendance a disparu (à tout le moins relativement au statut juridique formel) en ce qui concerne les femmes nationales. Même au Canada qui a été le premier pays à émettre des directives visant à protéger les femmes persécutées en raison de leur genre et qui a intégré dans la planification de ses politiques l’analyse comparative entre les sexes, le double patriarcat institutionnalisé envers les femmes migrantes les expose à la dépendance envers le conjoint ou l’employeur et/ou pose obstacle à leur participation active à la société d’accueil. Cela se passe sous diverses dimensions :

• C’est le cas du statut de la résidence permanente qui renferme la dualité requérant principal/parrainé dans les migrations familiales. De par leurs conditions dans le pays d’origine, les femmes sont souvent mal positionnées pour être les requérantes principales et se trouvent de ce fait dans un rapport de dépendance renforcé de leur conjoint.

• De même, le statut « aides familiaux résidents » est un statut de résidence temporaire qui est plutôt à écrire au féminin, étant donné que les femmes sont bien majoritaires dans ce secteur. Ce statut intègre une inégalité de traitement basée sur le sexe. La loi oblige ces femmes travailleuses domestiques à habiter chez l’employeur et les rend plus dépendantes de lui.

• La politique canadienne des « pays d’origine désigné », liste de pays considérés comme respectueux des droits humains, affecte les femmes originaires de ces pays, demandant asile pour des raisons basées sur les rapports de sexe.

• De même, les femmes migrantes monoparentales dont environ la moitié sont démunies et recourent à l’aide sociale, ne peuvent bénéficier du regroupement familial élargi, car la politique canadienne lie ce droit au revenu et en fait donc un privilège, alors qu’il est reconnu internationalement comme droit fondamental. Elles se trouvent ainsi privées du réseau familial solidaire qui est traditionnellement une source de soutien important dans leurs pays d’origine.

En matière de politique migratoire et en pratique de la souveraineté en général, dans le cadre de la globalisation, les États, tous les États, portent atteinte aux libertés des individus et des groupes. Dans la lutte pour une justice migratoire, il faut dépasser les catégories de l’État-nation et de la philosophie utilitariste du marché, de l’humanitaire – qui réduit les migrants à des victimes et à des objets d’exploitation. Sous cette perspective, lutter pour l’élargissement des droits de la personne, c’est lutter pour la généralité des droits constituants dans un espace public aux frontières. Cela se traduit par : « Quel que soit mon statut, si je suis migrant.e au Canada, j’ai droit aux droits humains (et non pas à de l’humanitaire) ». Il s’ensuit que la liberté de mouvement de chaque individu sur la planète doit être délimitée par le droit.

Pour un monde solidaire

Ainsi, une vision sous les angles des rapports de « classe », de « sexe » et de lutte contre le racisme (intersectionnalité) des pratiques des mouvements sociaux pour la justice migratoire est à même de dépasser le fractionnement de leurs actions, de façon à coordonner les efforts pour bâtir un monde solidaire, où la justice envers les migrants fait partie d’une justice globale. Il faut donc échapper au piège de la fragmentation des luttes sociales et penser de manière transversale migrations, luttes sociales et droits humains. Une telle vision interroge le rapport souveraineté/État dans les luttes migratoires.

Toutes les personnes et mouvements contributeurs aux luttes des migrants, aux luttes contre la mondialisation qui érige les inégalités en système global et aux luttes féministes, doivent prendre en considération que toutes ces luttes convergent politiquement et que dans beaucoup de situations un être, la femme migrante, se trouve à l’intersection des injustices appelant à ces luttes.

Crédit photo : Raimond Spekking/CC BY-SA 4.0 (via Wikimedia Commons)

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