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Une jeune fille tient un drapeau indien alors qu'elle accompagne sa mère dans un sit-in de protestation contre une nouvelle loi sur la citoyenneté qui, selon les opposants, menace l'identité laïque de l'Inde, dans le quartier de Shaheen Bagh à New Delhi, en Inde, le samedi 18 janvier 2020. AP Photo/Altaf Qadri

Les femmes musulmanes s'élèvent contre le nationalisme hindou en Inde

Les violences intercommunautaires en Inde ont fait près de 40 morts et des centaines de blessés à la fin de 2019, à Delhi, la capitale. La rhétorique nationaliste hindou du gouvernement de Narendra Modi et les actions politiques qui en découlent rappellent les émeutes violentes qui avaient fait entre 800 et 2000 morts dans l’État du Gujarat où il était ministre en chef en 2002.

Le 11 décembre 2019, le parti au pouvoir en Inde a introduit un amendement à la loi sur la citoyenneté de 1955. La Citizenship Amendment Act (CAA) a notamment pour objectif de créer un registre national des citoyens. Son objectif : documenter tous les citoyens « légaux » du pays afin de pouvoir expulser les migrants considérés comme « illégaux ».

La CAA traduit une intention apparemment anodine de formaliser la citoyenneté des demandeurs d’asile persécutés du Pakistan, de l’Afghanistan et du Bangladesh. Le piège réside dans ce qui n’est pas précisé — il n’offre activement cette possibilité qu’aux migrants non musulmans. Le gouvernement précise que puisque les musulmans sont majoritaires dans ces trois États, ils ne peuvent être considérés comme des minorités persécutées.

Mes recherches doctorales portent de façon plus générale sur le système fédéral indien. Un séjour de recherche à l’Institut des Sciences sociales de Delhi ainsi que mes collaborations de recherche avec Devika Misra, doctorante à l’université Jawaharlal Nehru (JNU), m’ont permis d’observer l’impact des politiques du gouvernement de Narendra Modi depuis 2014 et de développer une perspective critique à leur égard.

Les femmes dans la rue

Pour qui connaît la puissance des actions et des résistances populaires en Inde, le mouvement national anti-CAA qui se déploie actuellement dans le pays n’est pas surprenant. Mais la grande particularité de ces luttes réside dans la force des femmes musulmanes qui s’élèvent contre la répression de l’État. Le 13 décembre, deux jours après l’adoption de la Loi, elles ont organisé un sit-in dans le quartier Shaheen Bagh, à Delhi, en réaction à l’intervention policière déclenchée à l’Université musulmane Jamia Milia Islamia.

En plus de déployer des méthodes pacifiques pour afficher leur frustration à l’égard des politiques du gouvernement, ces femmes ont inspiré un mouvement plus fort qui bouillonne maintenant dans l’ensemble du sous-continent. Uniquement à Delhi, une vingtaine de sit-in de ce genre ont vu le jour.

Sur cette photo du mardi 21 janvier 2020, des jeunes filles font des croquis près du site de la manifestation dans le quartier Shaheen Bagh de New Delhi, en Inde. AP Photo/Altaf Qadri

Les femmes musulmanes, dépouillées de toute capacité d’agir par le gouvernement indien actuel, représentent aujourd’hui une menace grandissante pour le parti. Par l’entremise d’actions non violentes, les femmes viennent délégitimiser toute possibilité de violence à leur égard par la police ou les paramilitaires qui sont actuellement utilisés par le gouvernement pour « calmer » les foules. Alors que la répression de l’État s’accentue, ces rassemblements commencent à être de plus en plus considérés comme les principaux ennemis « anti-nationaux ».

La Cour Suprême a d’ailleurs déclaré que les revendications des femmes de Shaheen Bagh n’étaient pas pertinentes et que les manifestants ne pouvaient pas bloquer les rues et causer des dérangements, montrant ainsi la force des moyens déployés par le gouvernement pour contrer toute dissidence. Les parlementaires du BJP — le Bharatiya Janata Party présentement au pouvoir — ont qualifié ces mouvements de « mini-pakistanais » contribuant ainsi à l’explosion d’émeutes dans le nord-est de la capitale.

Un virulent nationalisme hindou

Le gouvernement indien soutient que la CAA n’est pas islamophobe. Toutefois, cette sélection arbitraire des migrants a comme conséquence d’isoler les communautés musulmanes en Inde, qui sont déjà précarisées et marginalisées depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014.


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Son ascension au pouvoir a été accompagnée d’une dérive autoritaire en Inde. Cela s’explique entre autres par les fondements idéologiques du BJP, inspirés directement du Rashtriya Swayamsevak Sangh(RSS), une faction paramilitaire hindoue d’extrême droite créée en 1925 et dont le premier ministre a été membre actif.

La volonté de ce parti est claire : que l’Inde soit une nation et un État hindou (Rashtra Hindu), ce qui se matérialise par un programme politique et idéologique qu’on appelle l’Hindutva, et qui est au cœur des tensions actuelles. L’exemple le plus frappant est sans doute la suppression du statut d’État du Jammu-et-Cachemire à l’été 2019 — qui était le seul État à majorité musulmane en Inde — pour le transformer en deux territoires de l’Union, et l’arrêt des communications dans cette région pendant plusieurs jours.

Le Premier ministre indien Narendra Modi, assis avec le ministre de l’Intérieur Amit Shah lors de la réunion du parti parlementaire Bharatiya Janata Party (BJP), à New Delhi, en Inde, le mardi 3 mars 2020. AP Photo/Manish Swarup

En plus d’attaquer directement le caractère laïc imprégné dans la Constitution indienne, ces politiques ont pour effet de modifier considérablement la conception pluraliste de la culture indienne. Un indien musulman en vient donc à être considéré comme un envahisseur.

Une loi anticonstitutionnelle

Par la CAA, les musulmans se retrouvent exclus d’un processus entier de redéfinition de la citoyenneté nationale indienne. Cette loi est critiquée comme étant inconstitutionnelle, notamment car elle introduit la religion comme facteur de citoyenneté et qu’elle est une attaque directe contre l’article 14 qui défend le Droit à l’égalité. D’autant plus que les communautés les plus historiquement marginalisées de l’Inde se retrouvent à être — encore une fois — les principales victimes. La demande de papiers d’identification pour « prouver sa citoyenneté » peut être une tâche extrêmement ardue pour les castes inférieures (dalits), les communautés autochtones (Adivasis), les travailleurs migrants, ainsi que les pauvres du sous-continent.

Pour mettre en œuvre son projet que l’on pourrait qualifier « d’hypernationaliste », le gouvernement attaque tout point de vue critique. L’Université publique de Delhi, JNU, qui a représenté historiquement la gauche en Inde, a été directement ciblée par un discours répressif visant à qualifier d’antinationaux tous ceux et celles qui s’opposent à la CAA.

L’accent mis sur la dichotomie du « national » versus « l’anti-national », le soutien à la violence contre ceux et celles qui s’opposent au projet, la censure des voix dissidentes et la fermeture d’Internet sont quelques exemples d’actions du gouvernement indien pour contrer toute opposition à ses politiques. Cela n’est sans rappeler les dispositifs de l’époque coloniale ou de la période d’Indira Gandhi.

Encore une fois, les discours haineux et polarisants du BJP exacerbent les conflits. Cette stratégie a été grandement utilisée lors de la campagne du Parti en vue des élections qui ont eu lieu à Delhi le 11 février. Or elle n’a pas fonctionné : le BJP a perdu les élections locales à Delhi.

Une des principales craintes des opposants à la CAA est que cette loi confère au gouvernement central le pouvoir de définir les critères de la citoyenneté indienne et de créer un précédent pour toutes lois qui viseraient à exclure les musulmans du pays. La déconnexion entre l’État et la religion en Inde, défendue par la Constitution, a permis une cohabitation intercommunautaire relativement pacifique dans un pays où la diversité religieuse, linguistique et culturelle est l’une des plus importantes au monde.

Alors que les violences font rage depuis déjà plusieurs semaines en Inde, c’est le passage du président Donald Trump dans la capitale qui a attiré toute l’attention. La création de centres de détention et la violence de l’État contre les manifestants n’ont pas suffi à alerter la communauté internationale.

Les mobilisations populaires dans ce pays de 1,3 milliard d’habitants permettent au moins de constater que les politiques du BJP n’ont pas imprégné l’ensemble de la société indienne. Plus encore, le refus pacifique de plusieurs habitants de montrer leurs papiers aux représentants de l’État illustre la solidarité entre les communautés en Inde. Ce mouvement concrétise la volonté des Indiens de préserver un nationalisme qui était jusqu’alors beaucoup plus inclusif.

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