Déjà florissantes avant la pandémie, les théories conspirationnistes et complotistes ont trouvé dans la crise de la COVID-19 un terreau, parfois même arrosé par des célébrités. Les individus ayant mordu ce fruit, qui peuvent être des proches, sont-ils des causes perdues, sourds à nos tentatives de dialogue ? Ou peut-on provoquer des remises en question ? Des pistes existent, mais le terrain est peu exploré, ce qui rend la tâche délicate et difficile, au dire des experts que nous avons consultés.

Les psychologues Christine Grou et Rachida Azdouz sont d’accord : avant de chercher à tendre la main à une personne embrassant les thèses conspirationnistes, il faut d’abord cerner les schémas psychiques sous-jacents. Ainsi, savoir que la grille de lecture du monde d’un complotiste est un prisme à travers lequel toutes les informations sont filtrées dans le but de valider sa thèse. Plus encore, toute démonstration visant à prouver qu’il n’y a pas de complot est perçue comme une tentative de tromperie faisant elle-même partie du complot.

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Le sociologue Henri Dorvil, professeur à l’École de travail social de l’UQAM

Pour eux, il n’y a pas de hasard, tout est planifié en cachette par des marionnettistes malveillants aux intérêts convergents. Le tout est cristallisé par un sentiment d’appartenance entre initiés, un « eux contre nous » ; « Ce phénomène est teinté d’une coloration de classes sociales », fait par ailleurs remarquer le sociologue Henri Dorvil, professeur à l’École de travail social de l’UQAM.

Une spirale se forme, avec des processus comparables à ceux de la radicalisation ou observés dans les sectes, et, passé un certain cap, les idées conspirationnistes s’enracinent fortement, quasi inébranlables. Que faire ? « L’intervention curative est très difficile, prévient l’essayiste Rachida Azdouz. La carapace du complotiste est très difficile à percer. Il fait corps avec sa thèse, elle fait partie de son identité. Il y a aussi une dimension affective très forte, une identification à l’opprimé, aux victimes présumées du grand complot. »

Ghayda Hassan, professeure de psychologie à l’UQAM et directrice du RPC-PREV, une chaire de prévention de la radicalisation, ajoute que les normes de pratique sont inexistantes et la recherche rachitique dans ce domaine. Serions-nous donc démunis face aux tenants de ces théories ? Pas tout à fait, mais la pente est raide.

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Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec

Inoculer la pensée critique

Les trois psychologues sondées se rejoignent sur ce point : il est impératif d’éviter le choc frontal et de ménager l’individu. Toute opposition brutale au discours provoque l’effet inverse, en nourrissant le soupçon. « Quand on sombre dans la théorie du complot, généralement, on en souffre. Il faut montrer une certaine indulgence. Une personne vilipendée et ridiculisée sur la place publique est rendue encore plus vulnérable », souligne Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec.

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Alex Jones, à la tête d’Infowars, fait intervenir à son émission web des médecins qui mettent en doute les mesures de distanciation.

« Il faut être en mesure de reconnaître que leur discours n’est pas absurde ni incohérent, et qu’il répond à un besoin, occupe un champ laissé vacant. On ne peut pas se contenter de les considérer comme des fous, des irrationnels et des paranoïaques », renchérit Mme Azdouz, précisant qu’on ne peut corréler automatiquement le phénomène avec l’ignorance, puisque des intellectuels ou des professeurs adhèrent parfois à ces théories.

« La confrontation est à éviter, surtout s’il n’y a pas de relation de confiance. Il faudrait plutôt envoyer des messages ambivalents et complexes, reconnaître que leur théorie est une possibilité », complète Ghayda Hassan.

Et ensuite ? Refléter à la personne qu’elle a l’air inquiète, puis questionner plutôt qu’affirmer ou invalider. « Il faut essayer d’introduire le doute dans son esprit, pour essayer tranquillement d’y introduire la pensée critique, proposer une interprétation alternative », suggère Christine Grou.

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Ghayda Hassan, professeure de psychologie à l’UQAM et directrice du Réseau des praticiens canadiens pour la prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent (RPC-PREV)

Ghayda Hassan abonde dans ce sens et propose de faire dévier le discours et d’adopter une attitude pragmatique, en mettant l’accent sur les besoins et les solutions plutôt que sur l’idéologie ; une stratégie qui rendrait les complotistes plus flexibles par rapport à leurs théories. « Par exemple, dans le cas de la COVID-19, on pourrait dire : “Que le virus ait été fabriqué en laboratoire ou non, il affecte les personnes vulnérables de la même façon. Même si on a des approches différentes, on est touchés de manière identique.” »

Une brèche et du temps

Aux yeux de Rachida Azdouz, la voie de la discussion est vouée à l’échec. Elle entrevoit plutôt une lueur d’espoir dans des expériences de vie marquantes, aptes à former une brèche d’exploitation : une rupture amoureuse douloureuse, un accident ou un choc assez brutal pour ébranler ses certitudes, énumère-t-elle.

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Alex Jones, à la tête d’Infowars, fait intervenir à son émission web des médecins qui mettent en doute les mesures de distanciation.

Elle pointe également la piste de l’éloignement par rapport à la source des théories, une stratégie ardue à mettre en œuvre. « Il faudrait isoler l’individu du groupe. C’est possible physiquement dans une secte, mais comme les groupes conspirationnistes sont diffus et omniprésents, c’est très difficile. Mais pas impossible. Il faut d’autres conditions, qu’il soit déjà ébranlé par d’autres facteurs », pose la psychologue.

Le sociologue Henri Dorvil prône quant à lui le dialogue, mais aussi l’attente : il prévoit un dégonflement de la bulle conspirationniste une fois résolues la crise sanitaire et son atmosphère insécurisante.

Après chaque grande crise, un grand nombre de ces personnes reviennent à la raison. Mais pendant les crises, elles gardent ces théories, un genre de garde-fou, qui les sécurisent, et habituellement, elles ne sont pas “parlables”.

Henri Dorvil

Des chercheurs avancent en effet que les théories conspirationnistes viennent apporter des réponses à certains problèmes non résolus (dans notre cas, l’origine du virus), particulièrement en contexte de crise. « Ces théories offrent une forme d’ordre dans un contexte chaotique », a par exemple indiqué le sociologue Edwin Hodge, de l’Université de Victoria, à La Presse canadienne.

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Rachida Azdouz, psychologue, essayiste et conseillère au vice-rectorat aux affaires internationales et à la Francophonie à l’Université de Montréal

Le mal à la racine

Les fils entrelacés autour d’un conspirationniste sont si difficiles à desserrer que les psychologues insistent sur la prévention et l’action sociale. Selon Rachida Azdouz, l’enseignement de l’esprit libre et critique, l’émoussement des antagonismes et des systèmes manichéens, la diversification des discours publics et l’attribution d’une meilleure place aux médias alternatifs et partis marginaux constituent autant de solutions à envisager. « Il faut apprendre aux jeunes à distinguer le doute du soupçon. Le premier permet de remettre en question les évidences, les certitudes et de rester curieux, ouvert. Le soupçon, c’est la méfiance sans la curiosité, c’est douter des autres », explique-t-elle.

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Owen Shroyer, adepte des théories du complot, s’adresse aux manifestants anti-confinement.

Dans le collimateur de Ghayda Hassan se trouvent aussi les leaders des théories du complot, même si cette lutte se livre à un autre palier. « Les États doivent légiférer. Il faut faire prendre conscience aux leaders des conséquences de leurs actes », pense-t-elle.

Le Québec ou le Canada devrait-il se doter d’un organisme de veille et de prévention, à l’image de Conspiracy Watch en France ? De l’avis de Mme Azdouz, un observatoire serait le bienvenu. « Même s’il ne règle pas le problème, il l’éclaire, le documente et permet le dépistage », dit-elle.

Son homologue de l’UQAM veut aller plus loin. « On doit à tout prix avoir une instance au Québec qui réfléchisse en termes d’éducation et de législation et soit dotée d’une capacité d’action. Il faut devenir proactifs et non réactifs », croit-elle.

Portrait d’un conspirationniste

Même si le résultat restera toujours imparfait, esquisser le profil type d’un conspirationniste permettra certainement de mieux affûter les outils d’intervention. Une étude commandée par l’organisme de veille français Conspiracy Watch révèle quelques traits saillants : plus de la moitié des adhérents aux théories conspirationnistes ont moins de 35 ans, sont peu ou pas diplômés et ressentent un sentiment d’échec. Deux conspirationnistes sur trois sont issus des classes populaires ou modestes. Un grand nombre d’entre eux croient aux dons de clairvoyance et aux contacts avec les esprits. Ils s’informent principalement à l’aide du web et de la télévision, et ont tendance à voter pour les partis plus extrémistes, de droite ou de gauche.

Michael J. Wood, chercheur en psychologie à l’Université du Kent, en Angleterre, avait quant à lui établi qu’une grande partie des complotistes a tendance à ressentir une forme d’aliénation et d’impuissance, montre un attachement aux libertés individuelles, une ouverture « aux nouvelles expériences », mais aussi une méfiance envers les autres et les institutions.