La Palestine de Joe Sacco : De la première intifada à la pandémie de COVID-19

Par Mylène de Repentigny-Corbeil

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« Here was a political and aesthetic work of extraordinary originality, quite unlike any other in the long, often turgid and hopelessly twisted debate that had occupied Palestinians, Israelis, and their respective supporters. »

- Edward Said

Palestine, la BD reportage de Joe Sacco publiée en 2001, débute dans les rues bruyantes et effervescentes du Caire. Sacco s’y promène avant de traverser le canal de Suez et le Sinaï pour rejoindre la bande de Gaza. On est à la fin de l’année 1991, la première intifada bat son plein. Sacco, carnet de notes et de dessins en main, se prépare à habiter pendant deux mois dans les territoires occupés palestiniens.

De Ramallah à Jabalya – un camp de réfugié.e.s situé dans la bande de Gaza – en passant par Rafah, Jérusalem et Tel-Aviv, Sacco ira à la rencontre du peuple palestinien. Dans les transports en commun, les rues, les hôpitaux et les résidences, il recueille les témoignages des Palestinien.ne.s, de leurs révoltes, de leurs engagements politiques et de leurs frustrations. Son objectif ? Mieux comprendre les vécus et réalités des habitant.e.s au-delà de leur image stéréotypée et médiatisée aux États-Unis. Il se demande pourquoi les choses sont comme elles sont en Palestine et en Israël et surtout, pourquoi l’impasse perdure depuis des décennies.

Il y décrit, en détail, leurs histoires d’emprisonnement, de répression politique, de torture et de déracinement, mais aussi leurs rêves, leur solidarité et leur générosité. Ces récits sont portés par l’horreur, la détresse et le chagrin, mais aussi par l’humanité du peuple palestinien. De la noirceur glaciale de leurs témoignages se dégagent des récits lumineux et inspirants. C’est le cas de la prison de Dhahiriya, située en Cisjordanie, où les prisonniers, confinés ensemble pendant plusieurs mois, ont développé une organisation politique à l’interne, en plus de dispenser des cours d’alphabétisation et de constituer des comités d’entraide.

Face aux horreurs que décrit Sacco, on retrouve aussi beaucoup d’humour et de sensibilité dans Palestine. L’auteur et bédéiste témoigne des problèmes humanitaires et politiques que vivent les Palestinien.ne.s, tout en leur donnant une individualité dans un quotidien certes criblé de balles, mais qui n’est pas dépourvu de rires et de partages.

Joe Sacco et le post-colonialisme

En mettant en exergue les espaces physiques et discursifs, Sacco rapporte tant les récits singuliers des personnes qu’il rencontre que les contextes et ambiances propres à leur environnement (Brister, 2014). Il en résulte, pour le lecteur et la lectrice, un sentiment mitigé ; une prise de conscience d’être à la fois externe à ces réalités – et qu’il est possible de s’en extirper – tout en percevant l’angoisse, l’anxiété et la détresse de cette situation intenable. Il et elle se trouve alors partagé entre une impression de « voyeurisme » déplacé et malsain, et un désir d’être présent.e, d’aller à la rencontre, lui aussi, de ces Palestinien.ne.s déraciné.e.s afin de mieux comprendre leur histoire.

Dans l’ensemble de ses romans graphiques, la démarche de Sacco est toujours la même : illustrer et donner la parole à des groupes marginalisés et sous-représentés en exposant les relations de pouvoir et les diverses formes d’injustice vécus par certaines populations dans le monde (Hodapp, 2015). Loin de se contraindre à décrire les discriminations et conflits, il valorise également leur agentivité et leur singularité.

Palestine demeure l’ouvrage de Joe Sacco le plus étudié et lu dans le monde entier. L’ouvrage témoigne d’une situation complexe et dramatique qui, près de 20 ans plus tard, en pleine pandémie mondiale, ne semble guère meilleure…

La COVID-19 en Israël et en Palestine

Le premier cas de COVID-19 à avoir été déclaré en Palestine date du 5 mars 2020 (AlKhaldi et al, 2020), soit six jours après le premier cas diagnostiqué en Israël (Niu et Li, 2020). L’adoption de mesures sanitaires s’est faite rapidement ; les deux populations ont été parmi les premières à être confinées et les frontières ont rapidement été fermées. La propagation a toutefois été foudroyante en Israël, passant d’un cas à 100 en l’espace de 21 jours, de 100 à 1000 en 11 jours et de 1000 à 10 000 en 19 jours (Niu et Li, 2020), contrairement à la Palestine. En effet, peu de cas ont été répertoriés en Palestine durant la première vague. Toutefois, une résurgence de cas positifs est survenue à la fin du mois de mai avec plus de 9000 cas en date du 18 juillet 2020, en comparaison à moins de 400 à la fin du premier confinement (Hammoudeh et al, 2020).

Les pays ayant des systèmes de santé précaires s’avèrent plus vulnérables face à la pandémie (AlKhaldi et al, 2020). Les infrastructures sanitaires déficientes, les hauts taux de pauvreté et de chômage, les populations à haute densité, le manque d’aide économique et de protection sociale, l’absence de ressources d’aide en santé mentale et en soutien psychosocial sont quelques-uns des déterminants affectant la propagation du virus (Hammoudeh et al, 2020 et AlKhadi et al, 2020). C’est le cas de plusieurs pays au Moyen-Orient, dont le Yémen, la Syrie et l’Irak, entre autres. La situation politique, économique et sanitaire en Palestine, à ce titre, engendre également des conséquences importantes sur la population, précarisant profondément les Palestien.n.e.s face à la diffusion du virus et en particulier dans les 27 camps de réfugié.e.s (AlKhaldi et al, 2020). Le manque d’accès à l’eau et au matériel sanitaire rend le contrôle et la gestion de la pandémie encore plus complexes.

À l’heure actuelle, Israël a l’un des taux les plus élevés d’infections per capita (Ferdeman, 2020). Selon Niu et Li (2020), l’une des raisons pouvant expliquer ce taux est le refus de certaines organisations et communautés religieuses orthodoxes – dont fait notamment partie le ministre de la Santé, Yaakov Litzman – de se conformer aux consignes sanitaires. De plus, le gouvernement actuel israélien traverse une crise politique profonde depuis le 9 avril 2019 : les trois élections survenues depuis cette date se sont toutes soldées par une incapacité à donner la majorité à un parti. Des manifestations contre Netanyahou, menées notamment par le Mouvement pour un gouvernement de qualité, ont été organisées durant tout l’été devant sa résidence officielle, appelant à sa démission (Ferdeman, 2020 ; Agence France-Presse, 2020).

Près de 73 ans après le vote à l’ONU sur le plan de partage de la Palestine, le conflit israélo-palestinien ne semble pas en voie d’être résolu. La pandémie de la COVID-19 permet toutefois un éclairage nouveau sur les conséquences de ce conflit.

D’autres BD reportages de Joe Sacco à lire…

Depuis plus de 20 ans, en plus du peuple palestinien, Joe Sacco a traité des réalités des réfugié.e.s africain.e.s cherchant l’asile politique à Malte, des Dalits (mieux connus sous le nom d’« Intouchables ») en Inde, des Autochtones des Territoires du Nord-Ouest canadiens, des rescapé.e.s de l’ex-Yougoslavie, et bien d’autres.

 

 

Payer la terre

Futuropolis, 2020

 

 

 

 

 

 

Jours de destruction, jours de révolte (avec Chris Hedges)

Futuropolis, 2012

 

 

 

 

 

 

Gorazde (avec Christopher Hitchens)

Rackham, 2015

 

 

 

 

 

 

Derniers jours de guerre : Bosnie 1995-1996

Rackham (2015)

 

 

 

 

 

 

Références

AlKhaldi, M. Kaloti, R., Shella, D. Al Basuoni, A. et Meghari, H. (2020). Health system’s response to the COVID-19 pandemic in conflict settings: Policy reflections from Palestine. Global Public Health, 15(8), 1244-1256.

Agence France-Presse (2020, 30 septembre). Israël adopte une loi pour limiter les manifestations lors du reconfinement. La Presseen ligne.

Brister, R. (2014). Sounding the Occupation: Joe Sacco’s Palestine and the Uses of Graphic Narrative for (Post)Colonial Critique. Ariel: a review of international English literature, 45(1-2), 103-129.

Ferdeman, J. (2020, 23 septembre). Israel’s Netanyahu calls for tough lockdown as virus rages. CTV Newsen ligne.

Hammoudeh, W., Kienzler, H., Meagher, K. et Giacaman, R. (2020). Social and political determinants of health in the occupied Palestine territory (oPt) during the COVID-19 pandemic: who is responsible?. BMJ Global Health, 5(9), 1-3.

Hodapp, J. (2015). The postcolonial Joe Sacco. Journal of Graphic Novels and Comics, 6(4), 319-330.

Niu, S. et Li, N. (2020). Israel’s Measures and Its Cooperation with Palestine to Fight COVID-19. Asian Journal of Middle Eastern and Islamic Studies, 14(3), 396-409.

Sacco, J. (2001). Palestine. Seattle : Fantagraphic Books.

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27 octobre 2020
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