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Le déclin irréversible de la réciprocité et du multilatéralisme

Puce noire Premières notes d’une série portant sur le commerce et le système commercial, 2009 , Christian Deblock

Pour une version réduite de ce cahier de recherche, voir : Deblock, Christian (2010), "OMC : le déclin irréversible de la réciprocité et du multilatéralisme", dans "Monnaies, commerce : la gouvernance mondiale en échec", L’Economie politique, no 45 (janvier), pp. 35-54.

Un protectionnisme en trompe-l’oeil

Christian Deblock

On ne voit pas le blé mûrir, mais on constate le résultat ;
quand il est mûr et qu’il faut le couper. François Julien, Les transformations silencieuses,
(Paris, Grasset, 2009, p. 13)

Les deux notes qui suivent sont les premières d’une série portant sur le commerce et le système commercial. J’ai voulu débuter par le protectionnisme, ou du moins par ce que je pourrais appeler le pseudo débat sur le protectionnisme. Ce débat s’est amorcé au cours de l’année 2008 lorsque certains ont commencé à comparer la crise actuelle à celle de 1929. Évidemment, on ne peut évoquer cette crise sans parler de la loi Smoot-Hawley, des dévaluations compétitives, des préférences impériales, des guerres tarifaires et, en fin de compte, de l’effondrement du commerce. Il n’y a pas unanimité tant chez les économistes que chez les historiens sur la question de savoir si c’est la crise et l’effondrement du commerce qui ont poussé les pays à se tourner vers le protectionnisme, ou bien si, à l’inverse, c’est le protectionnisme qui a poussé le commerce dans la spirale de la dépression. Les avis divergent mais, néanmoins, dans l’imaginaire collectif, la crise de 1929 et le protectionnisme ne font qu’un et, si le protectionnisme n’est peut-être pas directement responsable de la crise, tout du moins a-t-il largement contribué à son ampleur, aux guerres commerciales et à l’expansionnisme économique. On comprendra dans ces conditions que le ton ait rapidement monté d’un cran lorsque certains pays ont commencé à évoquer la préférence nationale dans l’octroi des contrats de la relance. Pis, ce qui n’était jusque-là qu’une préoccupation secondaire, voire une question académique, est devenu anxiété lorsque les chiffres du commerce et de l’activité économique mondiale ont amorcé leur déclin. Ils confirmaient ce que tout le monde craignait : l’économie mondiale passait à travers un sérieux trou d’air, et les prévisions n’auguraient absolument rien de bon. Dès lors, la mobilisation s’imposait pour dénoncer un protectionnisme rampant, mais aussi la nécessité de ne pas mêler les cartes : le commerce n’avait rien à voir avec la crise financière en cours. Et certains d’en rajouter : le commerce est un facteur de stabilité et l’OMC un bel exemple de réussite qui devrait servir de source d’inspiration aux réformateurs.

Le protectionnisme est-il un réel danger ? Assiste-t-on à son retour ? Ce sont les deux premières questions qu’il faudrait au moins commencer par se poser. Les dirigeants des grandes organisations économiques internationales sont montés aux créneaux pour alarmer l’opinion publique, chiffres à l’appui, et les dirigeants du G8 et G20 ont répondu à l’appel pour condamner sans ambages le protectionnisme et prendre des engagements fermes. Et comme il se doit, les chantres du libre-échangisme y sont allés de leur petit couplet habituel sur les vertus du libre-échange et sa contribution à la reprise économique. À condition évidemment que les gouvernants acceptent d’écouter la voix de la raison plutôt que celle des charlatans de l’économie. Depuis, vu le peu de pièces à charge, la baudruche s’est comme dégonflée. Il faut dire que, pour une fois, les économistes ont, d’une façon générale, été beaucoup plus pondérés que les politiciens. C’est plutôt un autre discours qu’ils tiennent, plus rassurant, plus confiant aussi : nous ne sommes plus en 1929 ! Il peut y avoir des spasmes de protectionnisme, mais y recourir n’est-ce pas, dans un contexte de globalisation, se tirer dans le pied ? Le système ne possède-t-il pas aussi ses garde-fous ?

Je présenterai les deux points de vue dans la première des deux notes, mais mon propos n’est pas d’entrer dans un débat qui, je le répète, n’en est pas un. Ou en fait, si débat il doit y avoir, ce n’est pas sur le protectionnisme qu’il doit porter, mais sur le commercialisme. Les risques de dérapage sont beaucoup plus grands de ce côté que du côté du protectionnisme dans un système qui pousse les pays comme les entreprises à exporter et à toujours chercher de nouveaux marchés. Rarement pourtant, le sujet est abordé, et lorsqu’il l’est, c’est noyé dans le débat plus général sur le protectionnisme. Plus fondamentalement encore, pourquoi agiter la muleta du protectionnisme pour énerver le taureau quand celui-ci ne veut pas venir ? Comme si on voulait détourner l’attention et éviter de parler de sujets plus délicats. Parce que, me semble-t-il, ce qui est important, ce n’est pas ce dont on parle, mais ce dont on ne parle pas. Et de quoi ne parle-t-on pas ? À commencer de l’OMC elle-même, mais aussi de l’avenir de la politique commerciale américaine, de la diplomatie commerciale de la Chine, des multinationales qui ont le beau jeu faute de règles internationales à leur sujet, des technologies de l’information qui bouleversent les règles du commerce ou encore de ce non-sujet que sont à l’OMC les conditions de travail. Je compte aborder ces sujets dans des chroniques à venir, mais je me concentrerai dans la seconde note sur les transformations de l’économie mondiale, celles qui sont à l’œuvre depuis trois décennies et que l’on ne voit pas. Ou plutôt si, que l’on voit à l’œuvre sans que l’on ne sache trop où tout cela va nous conduire. Elles sont nombreuses, mais ne sont pas toutes de même importance. Deux m’intéressent tout particulièrement, parce qu’elles touchent directement les fondements du système commercial : la transnationalisation en accéléré des activités économiques et le retour en force des grandes manœuvres commerciales. Serions-nous à un tournant ? Certains le pensent, sautant peut-être un peu trop rapidement aux conclusions lorsqu’ils voient dans le monde de demain, les uns un monde « tout marché », les autres un monde dont le centre de gravité ne serait plus l’axe Atlantique, mais l’axe Pacifique. Reconnaissons-leur au moins le mérite de poser le débat, le véritable débat : quel futur pour un système commercial qui, quels qu’en soient les mérites, est non seulement daté, mais mal préparé aux bouleversements qui se préparent ?

En regardant ce qui se passe, je ne puis que repenser à l’ouvrage de François Julien, « Les transformations silencieuses ». Il mérite réflexion. Comme François Julien le souligne, nous ne sommes habitués en Occident qu’à deux scénarios possibles : l’équilibre et la rupture. Le système n’est pas statique ; il évolue, se transforme, mais ce que l’on retient avant tout ce n’est pas que le système puisse, en évoluant, changer de trajectoire ; ce sont les ruptures d’équilibre, lesquelles doivent être suivies, après ajustement, par un retour à un nouvel équilibre. Karl Marx le premier, fut confronté à ce problème, qu’il ne parvint d’ailleurs pas à résoudre. Joseph Schumpeter s’y confronta à son tour, avec plus d’habileté en faisant de l’entrepreneur-innovateur un agitateur de changement permanent. Mais, là encore, si l’entrepreneur est celui qui brise les routines, le système finit toujours par retrouver son équilibre. D’autres ont suivi, analysant toujours plus en profondeur la croissance et le développement, non sans distinguer les deux d’ailleurs, mais éprouvant toujours autant de difficulté que Marx et Schumpeter à comprendre la transition, le passage qui permet de passer d’une forme à une autre. On connaît bien le problème de la neige : la neige qui fond est-elle encore de la neige ou est-ce déjà de l’eau ? Dans son essai, François Julien se fait l’avocat du dialogue des pensées, entre la pensée grecque, rationaliste, déterministe, et la pensée chinoise qui ne dissocie pas le mouvement du changement. Dans la pensée grecque, le mouvement va d’une forme à une autre, de quelque chose vers quelque chose, de manière déterminée. Or « la transition, nous dit-il, est imperceptible, mais elle conduit sous nos yeux au complet renversement » (p. 82). Les transitions, contrairement aux révolutions, ne sont pas bruyantes, mais, nous dit-il encore, « Elles (les transformations) infléchissent sans mot dire la situation, et ce jusqu’à son basculement, sans qu’on ait prise sur elle par conséquent, et même sans qu’on les voie, en dépit de leur évidence, et qu’on songe à leur résister » (p.85). L’ordre est déjà lui-même désordre, ce que la pensée chinoise perçoit mieux que la pensée grecque : « transformer » ne signifie-t-il pas étymologiquement, rappelle-t-il, « renverser » en chinois ? Les temps morts, où rien ne se passe, ne sont-ils pas aussi ceux où les choses plus importantes se trament ?

Contrairement aux autres sciences, l’économie est restée trop profondément marquée par le concept d’équilibre et les analyses en termes de cause à effet. Elle est à la peine pour étudier les transitions, ces moments particuliers où s’opèrent les changements de trajectoire. Les mouvements ne sont pas seulement des mouvements autour d’un point d’équilibre ou en rupture avec le point d’équilibre ; les mouvements s’accompagnent toujours de changements, de transformations structurelles. Les conjoncturistes avaient très bien perçu le problème dès le tournant du vingtième siècle, ce qui les a conduits à découper les mouvements économiques selon leur nature, à distinguer entre la conjoncture et la structure, entre le cycle des affaires et les phases de développement, entre les « forces profondes » et le circuit économique, etc. Cette littérature, aujourd’hui oubliée, jugée dépassée, ouvrait pourtant des pistes intéressantes qui avaient bien des points communs avec celles sur lesquelles François Julien nous invite à réfléchir, notamment dans le chapitre qu’il consacre aux « figures du renversement ». C’est dans cet esprit que j’ai entrepris la rédaction de ces notes. Pour essayer de comprendre ce qui se passe, ce qui est en train de changer. Sans trop savoir d’ailleurs où cela va me mener.

Il y a deux écueils à éviter. Le premier, c’est de porter un jugement moral sur ces « transformations silencieuses ». C’est le parti qu’avait choisi de prendre la Commission mondiale sur les dimensions sociales de la mondialisation en posant d’entrée de jeu le problème : « La voie actuellement suivie par la mondialisation doit changer » [1]. Certes, mais encore ? Est-ce pour autant que les choses ont changé depuis la publication du rapport, depuis le début de la crise ? La réponse est définitivement non. Trop d’intérêts sont en jeu, serais-je tenté de répondre, mais il y a aussi une autre raison, plus fondamentale : on ne sait pas comment aborder le problème. Comment, en effet, aborder le problème de l’action collective quand la « mondialisation » que l’on pointe du doigt remet en question les cadres établis et va à l’encontre des idées reçues ? Pour que les choses changent, encore faut-il que nous ayons une vue juste des choses. C’était le message de John Maynard Keynes. Il est plus d’actualité que jamais. Méfions-nous d’ailleurs de ceux qui savent – on aurait peut-être aimé qu’ils le disent avant ! C’est le second écueil.

L’histoire nous apprend que les choses ne se passent jamais comme nous le voudrions ni qu’elles sont déterminées. J’aurai l’occasion de l’illustrer dans la seconde note, lorsque je reviens sur la politique commerciale américaine. Certes, il est possible – sinon facile – de dire maintenant qu’en militant pour les droits des entreprises et en s’engageant dans la voie bilatérale, l’Administration Reagan a joué les apprentis sorciers. Mais, à l’époque, combien d’économistes n’ont-ils pas mis leur plume au service de ces politiques, les uns pour louer les mérites du régionalisme, les autres ceux de l’investissement étranger ? Peut-être auraient-ils été plus avisés s’ils avaient aussi reconnu que les droits des entreprises et l’investissement étranger, d’un côté, et le régionalisme, de l’autre, minaient la réciprocité et le multilatéralisme. Aujourd’hui, nous en sommes, pourtant, là : les fondements du temple ne tiennent plus ! Inutile de penser revenir en arrière ; il est trop tard. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas agir, au contraire, mais pour agir il serait peut-être temps d’accepter de changer nos représentations : le monde n’est pas encore intégré, mais il n’est déjà plus interdépendant. Reconnaître déjà cela, c’est déjà commencer à agir.

Notes

[1Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation, Une mondialisation juste ; créer des opportunités pour tous, Genève, OIT, 2004, p. 2.

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