Soigner par-delà la frontière : les travailleurs de la santé canadiens au chevet du voisin américain

Par Daphné St-Louis Ventura et Frédérique Verreault
Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand

La crise de la COVID-19 soulève de nombreux défis pour la relation canado-américaine. Le 18 mars dernier, le président Donald Trump et le premier ministre Justin Trudeau annonçaient d’un commun accord la fermeture de la frontière à tous les passages non essentiels jusqu’à nouvel ordre. Si la santé économique des communautés transfrontalières est source d’inquiétude tant aux États-Unis qu’au Canada, cette mesure extraordinaire a mis au jour l’enjeu des travailleurs de la santé canadiens qui pratiquent leur métier en sol américain. Plus que jamais, la santé de certaines communautés transfrontalières américaines repose sur l’expertise canadienne. 

Le personnel médical canadien : une béquille indispensable 

En vertu du statut TN (TN NAFTA Professionals), établi par l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), les travailleurs et professionnels de la santé canadiens sont autorisés à venir pratiquer leur métier aux États-Unis. Le Michigan accueille un nombre important d’entre eux, principalement dans la région de Détroit, où près de 6000 Ontariens traversent quotidiennement la frontière pour aller travailler. De ce nombre, environ 1600 œuvrent dans le domaine de la santé, principalement pour le Henry Ford Health System qui gère six hôpitaux et emploie 950 Canadiens, dont 500 infirmières et infirmiers. 

Par conséquent, l’annonce du 18 mars a semé l’inquiétude au Michigan, mais aussi dans d’autres États transfrontaliers comme le Vermont. Le gouverneur Phil Scott a dit espérer que le personnel médical canadien travaillant au Vermont serait autorisé à traverser la frontière. Même inquiétude du côté de White Rock et Blaine — respectivement en Colombie-Britannique et dans l’État de Washington — où des employés du secteur de la santé circulent fréquemment. 

Cela dit, les autorités canadiennes et américaines ont rapidement statué que le personnel médical était essentiel. Pour l’instant, il serait donc autorisé à circuler entre les deux pays. Elise Stefanik, représentante républicaine de la 21e circonscription de New York qui borde le Québec, a salué cette décision qui permettra aux professionnels canadiens de poursuivre leur « important travail au service des hôpitaux et des communautés du North Country ». 

Crainte de contagion transfrontalière  

Depuis la fermeture officielle de la frontière le 21 mars dernier, la situation aux États-Unis se détériore dangereusement. C’est particulièrement vrai dans la ville de Détroit au Michigan qui est devenue un important foyer de contagion avec près de 7000 cas en date du 13 avril 2020. On constate également un nombre croissant d’employés infectés dans le réseau hospitalier de l’État. À l’hôpital Henry Ford de Détroit, ce sont plus de la moitié des patients ainsi que le quart des travailleurs qui ont été déclarés positifs à la Covid-19. La situation est cependant tout autre du côté canadien de la rivière Détroit : à pareille date (13 avril 2020), le comté de Windsor-Essex ne recensait que 349 cas, dont une part importante sont des travailleurs de la santé se rendant quotidiennement dans le Great Lakes State. En outre, l’État du Michigan dénombrait 25 635 cas le 13 avril 2020, atteignant presque le nombre total de cas répertoriés à travers le Canada.

La situation inquiète le personnel soignant, qui craint également un manque d’équipement de protection dans les hôpitaux dont les réserves sont « dangereusement basses » selon la gouverneure Gretchen Whitmer. Néanmoins, les travailleurs de la santé de Windsor connaissent les risques et prennent des mesures extraordinaires à leur retour au Canada, notamment en s’isolant de leurs familles. D’autres décident de rester à Détroit — notamment chez des employés du secteur de la santé ou encore dans des chambres d’hôtels mises à disposition expressément pour eux — afin de limiter les allers-retours transfrontaliers. 

Dr. Wajid Ahmed, médecin général du Windsor-Essex County Health Unit, se dit tout de même inquiet des mesures frontalières actuellement en place et appelle à une réduction encore plus importante du va-et-vient. En outre, devant la gravité de la crise aux États-Unis, des voix de plus en plus fortes se font entendre pour durcir davantage les politiques frontalières. Le député libéral fédéral de la circonscription de Windsor-Tecumseh, Irek Kusmiercyzk, affirme que toutes les options sont actuellement considérées, suggérant que l’accès aux États-Unis pourrait être restreint même pour les travailleurs de la santé afin de prévenir la propagation du virus en Ontario.

Durcissement des frontières : un handicap latent pour Détroit… et pour Windsor

Or, un tel resserrement des mesures frontalières affecterait significativement le système de santé de la région de Détroit qui dépend de centaines de travailleurs ontariens. Plusieurs établissements ne peuvent se permettre d’en perdre même une fraction. La situation serait d’autant plus tragique que plusieurs employés du secteur de la santé sont déjà en arrêt de travail après avoir contracté la COVID-19. En outre, un consultant du Henry Ford Health System souligne qu’une part notable de la population de Détroit est particulièrement vulnérable[1] et est déjà aux prises avec un système de santé sous-financé et défaillant. Selon lui, le personnel médical canadien est plus vital que jamais pour le Michigan ; ne pas pouvoir compter sur ce personnel serait une « condamnation à mort » pour la population de Détroit et des régions avoisinantes. 

Ces mesures pourraient aussi s’avérer nocives pour le système de santé de Windsor. Le député Kusmiercyzk souligne que la ville risquerait aussi de perdre des effectifs humains essentiels : « Puisque nos communautés transfrontalières sont à ce point intégrées, notre système de santé à Windsor-Essex serait mis à mal et même estropié, car plusieurs membres de notre personnel soignant sont également transfrontaliers. […] Nous perdrions plusieurs d’entre eux au profit de Détroit — ils ne pourraient plus travailler à Windsor. » Néanmoins, certains hôpitaux ontariens ont adopté des politiques plus strictes et obligent maintenant les Canadiens employés au Michigan et en Ontario à choisir un seul milieu de travail. 

Par ailleurs, alors qu’Ottawa négociait une entente avec Donald Trump pour assurer l’importation des masques N95 produits par la compagnie américaine 3M, Justin Trudeau a cité l’exemple des travailleurs de la santé ontariens qui se rendent chaque jour au Michigan et a insisté sur l’importance des liens entre les deux pays : « Ce serait une erreur de créer des blocages ou de réduire le volume des échanges de biens et services essentiels, y compris les produits médicaux, à travers nos frontières. ». Ces travailleurs de la santé ne soignent donc pas seulement les patients du Michigan ; ils ont contribué à l’accès à du matériel crucial pour la protection de millions de Canadiens partout au pays.

Ainsi, à l’heure où l’on ferme la frontière canado-américaine pour protéger les Canadiens et les Américains de la COVID-19, l’exemple de la région de Détroit-Windsor rappelle donc que le maintien des liens essentiels entre les deux pays est l’un des meilleurs remèdes pour sauver des vies.

[1] Le virus touche particulièrement les Afro-Américains, révélant à quel point les enjeux de santé aux États-Unis sont indissociables des inégalités socio-économiques et raciales de cette société.

Daphné St-Louis-Ventura est coordonnatrice de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand.
Frédérique Verreault est chercheure à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand.

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14 avril 2020