Dérober aujourd’hui, décrypter demain : les inquiétantes promesses des ordinateurs quantiques

Par Gabrielle Gendron
Chroniques des nouvelles conflictualités - Chaire Raoul-Dandurand

Pour lire la version PDF

La course sino-américaine à l’informatique quantique vient de prendre un nouveau virage :  la Chine a affirmé avoir construit deux nouveaux ordinateurs quantiques, les plus puissants au monde. Même s’il s’agit surtout de démontrer le potentiel de cette technologie, celle-ci se pare déjà d’allures guerrières.

La course à l’hégémonie technologique qui se joue entre les États-Unis et la Chine bat son plein, et un domaine en particulier l’illustre : l’informatique quantique. Technologie très complexe et difficile à développer, les ordinateurs quantiques se fondent sur les propriétés de la mécanique quantique, qui leur permet d’effectuer de très nombreux calculs simultanés[1]. Concrètement, cela veut dire qu’un ordinateur quantique peut calculer beaucoup plus rapidement qu’un ordinateur classique, et effectuer des tâches de haute complexité en un temps record. Les ordinateurs quantiques permettraient notamment de briser de nombreux algorithmes de cryptage utilisés pour protéger les données critiques. Leur développement comporte donc une dimension géopolitique indéniable.  

En octobre dernier, la course sino-américaine aux technologies quantiques a été marquée par un nouveau rebondissement. Des physiciens chinois ont affirmé avoir construit deux ordinateurs quantiques dont les performances dépassent de loin celles de leurs concurrents américains. Selon l’un des principaux chercheurs de ce projet, la première machine, un ordinateur quantique supraconducteur programmable de 66 qubits, baptisé Zuchongzhi 2, est 10 millions de fois plus rapide que le Sycamore de Google. La seconde machine, le Jiuzhang 2, est un ordinateur quantique photonique qui, selon l’équipe, serait 1024 fois plus performant que les plus puissants ordinateurs conventionnels actuels. Ces nouveaux processeurs chinois sont donc les plus rapides au monde, et les premiers à battre celui de Google en deux ans.

Un pas en avant vers la révolution quantique

Le domaine quantique n’en est pas à son premier coup d’éclat. Depuis quelques années, des ordinateurs quantiques « commerciaux » commencent à voir le jour. En 2019, IBM présente le Q System One, premier ordinateur quantique commercial basé sur des circuits avec 20 qubits. Plutôt un symbole qu’une réelle percée technologique, il est dépassé dans la même année par le processeur Sycamore de Google. Celui-ci possède un système de 53 qubits et marque alors la première « suprématie quantique » de l’histoire. Le concept de suprématie quantique a été introduit par le physicien John Preskill en 2012. Sorte d’équivalent du concept de mur du son, il désigne le point où les ordinateurs quantiques peuvent faire des choses que les ordinateurs conventionnels ne peuvent pas faire, indépendamment de l’utilité de ces tâches. Il désigne aussi le seuil qui correspond à la limite de la suprématie quantique, soit 50 qubits.

Pour l’heure, ces différents exploits permettent surtout de montrer le potentiel de cette technologie, et les experts estiment qu’il faudra encore au minimum une décennie avant que les ordinateurs quantiques ne soient d’une utilité plus concrète dans nos sociétés. On estime cependant que les ordinateurs quantiques seront d’une aide précieuse pour tous les problèmes liés à l’optimisation, ce procédé par lequel des calculs mathématiques complexes permettent de développer les technologies nécessaires dans tous les domaines, de la défense aux transactions financières. La principale application pratique réaliste que l’on envisage pour l’ordinateur quantique demeure toutefois la cryptographie, et surtout, le cassage de clés cryptographiques.

 

La cryptographie, déjà bien présente dans nos vies, contribue très largement à faire du cyberespace un lieu relativement sûr. Le système de codage le plus utilisé, le système RSA, sécurise nos courriels, nos transactions bancaires, et est par exemple très utilisé dans le commerce électronique. Pour décoder un message chiffré en RSA, un pirate s’appuie aujourd’hui sur des algorithmes de décomposition qui sont généralement très lents. Mais l’informatique quantique vient brouiller les cartes : il existe en effet un algorithme quantique, l’algorithme de Shor, qui permet d’effectuer cette décomposition très rapidement. Jumelé à un ordinateur quantique performant, l’algorithme de Shor déjouerait les systèmes RSA en un clin d’œil. Néanmoins, les experts estiment qu’il faudra encore une décennie ou plus avant que les ordinateurs quantiques soient en mesure d’accomplir une telle tâche.

Une brèche à prévoir

Pour autant, la technologie quantique comporte déjà son lot de risques. Fin novembre, la firme américaine contractante en cyberdéfense Booz Allen Hamilton publiait un rapport mettant en garde contre un péril qu’elle juge de plus en plus probable : des cyberattaques étatiques visant à collecter aujourd’hui des données sensibles, mais cryptées, dans l’optique de pouvoir les déchiffrer dans une dizaine d’années grâce à l’informatique quantique. Dit autrement, récolter maintenant pour déchiffrer plus tard.

Comme le mentionne ce rapport, toute donnée volée aujourd’hui qui a été cryptée à l’aide d’un algorithme non quantique sera un jour accessible à un adversaire disposant d’un ordinateur quantique assez puissant. Cela vient donc bouleverser les pratiques établies en matière de cybersécurité : par exemple, le cryptage de données dissuadera vraisemblablement de moins en moins les pirates de voler des données chiffrées, puisqu’ils pourront à l’avenir simplement les entreposer et attendre. Booz Allen Hamilton encourage donc les entreprises et autres organisations à repenser les stratégies de cybersécurité en tenant compte de ces nouvelles réalités.

Les cyberattaques de l’ère quantique

Plus globalement, le potentiel de nuisance des technologies quantiques est énorme. Si les méthodes actuelles de cryptage sont brisées, il sera notamment possible de créer de faux certificats de sécurité informatique, remettant ainsi en question la validité de toute identité numérique en ligne. Cela aurait pour effet de rendre les communications aussi peu sûres que si elles n’étaient pas codées du tout. En effet, les mots de passe, les contrats et autres documents sensibles deviendraient vulnérables. On peut en dire autant des cartes bancaires, pièces d’identité biométriques, ou encore des terminaux mobiles, qui deviendraient moins sûrs si les ordinateurs quantiques venaient à se répandre.

Autre facette inquiétante, la puissance de calcul décuplée des ordinateurs quantiques donne l’occasion aux pirates informatiques de développer de nouvelles formes de cyberattaques sophistiquées. Les attaques par déni de service à grande échelle (comme celles ayant par exemple frappé l’Estonie en 2007), qui nécessitent une grande puissance de calcul, seraient plus simple à exécuter grâce à la technologie quantique.

Vers une cryptographie quantique

Bien que les problèmes posés par le développement quantique semblent être conjugués avant tout au futur, les États s’affairent déjà à chercher des solutions, et planchent notamment sur l’élaboration d’une cryptographie quantique. Ce concept repose sur la transmission de qubits générés aléatoirement, assurant ainsi l’inviolabilité des communications. De plus, puisqu’il est impossible de cloner une information quantique sans qu’elle soit détruite, ou de mesurer un état quantique sans le modifier, la lecture de l’information par un intrus serait immédiatement détectée par les destinataires du message.

C’est, à ce jour, la solution la plus adaptée pour surmonter les défis du quantique, mais elle reste encore très complexe à réaliser. La transition vers des algorithmes de chiffrement post-quantique dépend autant du développement de ceux-ci que de leur adoption. Il est donc important de s’y préparer dès maintenant pour protéger la confidentialité des données qui existent déjà aujourd’hui et qui deviendront vraisemblablement plus vulnérables à l’avenir.

[1] Ces ordinateurs sont notamment plus puissants que les ordinateurs conventionnels parce qu’ils gèrent les données à l’aide des qubits et non des bits. Ces unités permettent de stocker plus d’informations et de l’analyser à une vitesse largement supérieure.

Pour lire la version PDF

30 novembre 2021
En savoir plus