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Épidémie de kidnappings à Haïti : une preuve de la « faillite de l’État »

Ottawa confirme qu'un Canadien fait partie du groupe de missionnaires enlevé samedi à l'est de Port-au-Prince. Son identité n'a pas été dévoilée.

Trois policiers au milieu d'une rue. Deux d'entre eux sont cagoulés et portent des armes lourdes.

Des policiers dans les rues de la capitale, Port-au-Prince, dans les heures suivant le rapt de missionnaires, dans la commune de Ganthier.

Photo : Reuters / RALPH TEDY EROL

Radio-Canada

L’enlèvement de 12 missionnaires et de 5 de leurs enfants à Ganthier, à l’est de la capitale Port-au-Prince, n’est que la plus récente preuve de la déliquescence de l’État haïtien, affirme la journaliste et autrice Emmelie Prophète.

On ne peut pas parler de la faiblesse de l’État, mais de la faillite de l’État. L’État haïtien a complètement perdu le contrôle du territoire, a fait valoir l’écrivaine, qui a récemment publié Les villages de Dieu, qui raconte la vie dans des bidonvilles transformés en zone de non-droit.

Selon elle, cette faillite s’est particulièrement mise en œuvre dans la foulée des élections de 2011, qui a donné lieu à une intervention grossière et visible des États-Unis pour imposer un président [Michel Martelly, NDLR] pour manipuler les élections.

Depuis lors, il y a un désordre permanent dans le pays, des protestations, beaucoup de bruit. L’État s’est enlisé entièrement, a-t-elle expliqué en entrevue à l’émission Tout un matin.

Des gens d’argent ont armé des jeunes pauvres des quartiers populaires et ils ont perdu le contrôle de ces jeunes gens. Pas seulement les gens d’argent, les politiques aussi. Ils ont financé ces gangs, et maintenant, ces gangs sont hors de contrôle.

Une citation de Emmelie Prophète, autrice

Ces bandes armées se financent de plus en plus par des enlèvements. Le Centre d'analyse et de recherche en droits de la personne, basé dans la capitale haïtienne, recense plus de 600 enlèvements lors des trois premiers trimestres de 2021, contre 231 à la même période en 2020.

L'autrice regarde devant elle, des écouteurs sur la tête.

La romancière haïtienne Emmelie Prophète, lors du Salon du livre de Montréal, en 2018.

Photo : Radio-Canada / Étienne Côté-Paluck

Il y a une industrialisation du crime. Il y a beaucoup de gens, des jeunes particulièrement, des quartiers défavorisés, qui ont des armes, et qui enlèvent des personnes au hasard dans les rues de Port-au-Prince, relate l’autrice haïtienne, qui vit elle-même dans la capitale.

Comme il n’y a pas de poursuite judiciaire – la police est incapable d’agir – ça continue, ça prend de l’ampleur, il y en a de plus en plus qui se lancent dans cette forme de criminalité très rentable, ajoute-t-elle. Les familles sont obligées de s’endetter très fortement pour payer les rançons pour faire libérer leurs proches.

Il y en aura de plus en plus, parce qu’ils sont désormais plus forts, plus armés, plus équipés, plus riches que la police, et aussi – il faut hélas le dire –, beaucoup de policiers seraient impliqués dans les gangs, seraient eux-mêmes membres de ces gangs.

Une citation de Emmelie Prophète, autrice

Mme Prophète raconte qu’un de ses collègues, le professeur d’université Patrice Derenencourt, a aussi été enlevé en plein jour samedi, à Port-au-Prince. Un policier qui a tenté de s’interposer a été abattu par les ravisseurs.

Ottawa confirme l'enlèvement d'un Canadien

Affaires mondiales Canada a confirmé lundi qu'un citoyen canadien fait partie du groupe de 17 personnes enlevées samedi. Ils ont ainsi confirmé l'information fournie en fin de semaine par Christian Aid Ministries, le groupe chrétien fondé par des communautés amish et mennonites qui dirigeait leur mission humanitaire.

Les représentants du gouvernement canadien en Haïti collaborent avec les autorités locales et fournissent une assistance consulaire, affirme un porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Jason Kung, dans un courriel envoyé à Radio-Canada. Le nom du Canadien enlevé n'a pas été dévoilé.

Le puissant gang 400 Mawozo montré du doigt

Selon Associated Press, un inspecteur de police, Frantz Champagne, a confirmé dimanche que le rapt des missionnaires est attribuable au puissant gang 400 Mawozo, dirigé par Joseph « Lanmou san jou » Wilson, qui contrôle le secteur de Ganthier.

Emmelie Prophète raconte que ce gang impose un couvre-feu à 18 h dans les zones qu’il contrôle, et qu’il a récemment kidnappé un policier sous prétexte qu’il n’avait pas respecté ce mot d’ordre. Peu après, un animateur de radio a livré un plaidoyer en sa faveur.

L’animateur demandait pardon au chef de ce gang, qui s’appelle "Lanmou san jou", lui disant de pardonner au policier qui était sorti après 18 h, […] de le libérer s’il vous plaît, parce qu’il n’a pas les moyens de payer une rançon quelconque.

Donc, la police ne peut pas agir. La police n’a pas suffisamment de moyens. Les membres de gang sont mieux armés, ils ont plus argent, ils contrôlent entièrement des quartiers qui sont des châteaux forts, où la police ne peut pas rentrer.

Jimmy Cherizier devant ses hommes de troupe.

Le chef de gang Jimmy Cherizier est si puissant qu'il est considéré comme un acteur politique par plusieurs spécialistes.

Photo : Reuters / Raynald K. Petit Frere

Une autre manifestation de la plus puissante des bandes armées s’est produite dimanche, lorsque le premier ministre Ariel Henry n’a pu se rendre au Pont-Rouge, dans la capitale, pour commémorer le 215e anniversaire de l’assassinat du père fondateur de la nation, Jean-Jacques Dessalines.

Le premier ministre a été repoussé, la police a été repoussée par les gangs, notamment le gang contrôlé par Barbecue [Jimmy Chérizier], qui dirige la fédération des gangs qui s’appelle G9.

Peu après, on a vu des photos de Jimmy Chérizier, en costume blanc s’il vous plaît [comme le veut la tradition à cette occasion, NDLR], allant lui-même déposer la gerbe de fleurs sur la tombe de Dessalines. C’est vous dire.

Un frein au déploiement des organisations humanitaires

Selon le directeur général de l’Observatoire canadien sur les crises et l’aide humanitaire, François Audet, l’augmentation fulgurante des enlèvements rend la situation excessivement dangereuse à Haïti, plus particulièrement pour les expatriés.

En fait, les groupes criminels, [sont les acteurs] dominants dans les grands territoires urbains d’Haïti, a-t-il observé dans une entrevue accordée à Radio-Canada. Il n’est plus possible de faire des transports d’une ville à l’autre, d’une région à l’autre, sans avoir des barreurs de route […] qui demandent nécessairement des taxes et [dont] certains vont aller jusqu’à kidnapper les gens qui semblent avoir les moyens de payer des rançons.

Pour les organisations humanitaires, il n’est donc presque plus possible d’envoyer des étrangers dans le pays, sinon dans certains secteurs bien précis de Port-au-Prince. Même en sortant de l’aéroport, carrément jusque dans les bureaux ou les lieux de résidence, ça devient très problématique et très dangereux. Donc l’évaluation du risque, pour le moment, elle est assez claire, souligne-t-il.

Selon M. Audet, seules les organisations s'investissant dans la reconstruction à long terme d’Haïti devraient demeurer dans le pays à l’heure actuelle. Les organisations à vocation évangélique, dit-il, devraient se retirer.

Haïti n’est pas la place pour aller faire ce genre de manœuvre actuellement. Pour des raisons de sécurité et aussi, je crois, parce qu’on a passé cette ère de croisade, soutient M. Audet, qui est aussi professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.

Il est temps que les organisations à caractère missionnaire, particulièrement, réfléchissent à leur présence en Haïti. Très souvent, ils basaient une présence en Haïti sur la base du fait qu’il y avait un certain respect pour les organisations caritatives religieuses. Mais on le constate aujourd’hui, ce n’est plus vrai.

Une citation de François Audet, directeur général de l’Observatoire canadien sur les crises et l’aide humanitaire

Cela ne veut pas dire d’arrêter d’être solidaire avec Haïti ou avec les personnes vulnérables, parce qu’il y a des besoins immenses, poursuit-il. Mais il faut que cette solidarité se manifeste autrement que par l’envoi d’expatriés étrangers.

Selon François Audet, les scénarios qui permettraient d’envisager un déploiement normal d’organisations humanitaires dans le pays ne sont pas très optimistes à court ou moyen terme.

C’est assez clair qu’il y a un chaos dans la gouvernance, dans le système de sécurité. La police locale n’a pas les moyens, la capacité de gérer la situation. Elle est parfois complice ou elle ferme les yeux sur ce qu’elle observe pour ses propres raisons de sécurité, souligne-t-il.

C’est certain que la sécurité est l’enjeu numéro un actuellement sur Haïti. Et cette sécurité n’est pas possible tant qu’il n’y a pas une gouvernance légitime en place, dit-il. Mais dans la foulée de l’assassinat du président Jovenel Moïse, le retour à cette gouvernance légitime n’apparaît pas imminent.

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