Voilà bien une grosse vingtaine d’années maintenant que j’écris sur les aspects politiques et sociaux du secteur du vêtement et autant d’années que je me heurte à des accusations d’irréalisme quand je parle de la nécessité de ne plus acheter les vêtements issus de ce que j’appelle la « malmode ». Des pulls et robes, pantalons et compagnie vraiment pas chers parce que fabriqués en Asie ou ailleurs, par des gens beaucoup moins bien payés que chez nous pour un travail égal, en faisant fi des nécessités environnementales pour réduire des coûts, mais en causant par le fait même des dégâts à réparer plus tard, à grands frais.

« Sur quelle planète vis-tu ?, m’a-t-on souvent demandé. Certaines personnes n’ont pas les moyens d’acheter autre chose. »

Chaque fois, je réponds : « Je sais, et ce n’est pas juste. » Je parle d’acheter à la place des vêtements d’occasion. Et la conversation ne peut guère aller plus loin.

Mais lundi, en discutant avec Corinne Gendron, professeure spécialiste de responsabilité sociale et environnementale à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, j’ai vu qu’on pouvait aborder le problème autrement. On parlait du dossier du coton chinois produit par des groupes discriminés en travaux forcés, terrible situation qui crée mille interrogations sur les marchés d’ici où les vêtements fabriqués avec ce tissu sont vendus par plusieurs grandes chaînes — drame dont mes collègues Agnès Gruda et Marc Thibodeau ont fait état lundi.

« Ce n’est pas au consommateur de mettre ça sur ses épaules, m’a expliqué la spécialiste de la consommation équitable. C’est au gouvernement. »

Ce n’est pas aux mères de famille seules, par exemple, de porter l’odieux d’un t-shirt fait en Chine, acheté dans une grande surface, très bon marché, parce qu’il a peut-être été fabriqué avec du coton de la province du Xinjiang.

(Dans cette région, d’où provient 85 % du coton chinois, la minorité ouïghoure est ciblée par une politique de répression, et les militants pour les droits de la personne accusent le régime de produire ce tissu dans de véritables goulags. Lundi, Human Rights Watch a même demandé à l’ONU de s’en mêler.)

PHOTO FREDERIC J. BROWN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La province chinoise du Xinjiang produit 85 % du coton du pays.

En fait, dit Mme Gendron, ces produits ne devraient pas se retrouver ici si Ottawa était sérieux quand il dit, comme il l’a fait en début d’année, que leur importation est interdite. Et les consommateurs ne devraient pas avoir à prendre cette décision personnelle de boycotter tel ou tel produit. Et les entreprises ne devraient pas avoir à jongler avec cette patate chaude, prises entre le risque d’aliéner leurs clients occidentaux révoltés et leur avenir commercial en Chine, où le gouvernement fait la vie dure aux grandes marques internationales critiques.

Si l’interdiction de vendre ce coton était réelle au Canada, le marché se réajusterait, et d’autres options finiraient par être proposées à tous les acteurs du système.

Donc, Ottawa devrait non seulement prendre une position réellement ferme face à ces importations, mais aussi le faire en prenant exemple sur les États-Unis. Pour une fois, ce sont eux qui ont la bonne approche. Parce qu’ils demandent à la Chine de prouver que ses produits sont éthiques. Contrairement au Canada, où le fardeau de la preuve est du côté des entreprises.

Justin Trudeau doit faire son travail. Il doit dire aux services frontaliers de tout vérifier, d’exiger des preuves aux entreprises chinoises qui veulent nous vendre leur coton.

Comment peut-on demander aux distributeurs canadiens, aux détaillants ou même aux consommateurs de faire cette analyse ? C’est impossible ?

Et si les Chinois n’ont rien à se reprocher, comme ils l’affirment, ça ne causera pas de problèmes.

Les Canadiens méritent de ne pas courir le risque, de ne pas avoir peur, d’acheter des vêtements portant le sang de Chinois persécutés.

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Et ce dont nous devrions discuter ici pendant ce temps, c’est de production locale.

Car une des meilleures façons d’être certain d’acheter des vêtements fabriqués dans des conditions de travail que l’on juge bien correctes, c’est de les produire ici, sur notre territoire, là où on décide des lois du travail et de l’environnement et où on surveille leur application par des mécanismes issus de consensus citoyens.

Utopique ? Irréaliste ?

Pas du tout.

Il n’y a pas si longtemps, on se moquait de ceux qui prônaient la réduction des importations alimentaires en disant qu’avec notre climat, il était impossible de manger plus de produits locaux. Or, aujourd’hui, les initiatives privées et publiques se multiplient pour qu’on puisse devenir de plus en plus souverains. On cherche des solutions. On bâtit des serres. On développe des techniques de jardinage de froid, pour allonger les saisons. On sensibilise les consommateurs à tous ces enjeux. On fait du marketing enthousiaste pour les produits d’ici, du homard aux fraises d’automne. Et la sensibilité aux prix a changé. La flexibilité des consommateurs a augmenté, notamment chez les plus jeunes, qui sont plus prêts que jamais à payer plus cher pour avoir des produits locaux écologiques et éthiques.

Pourquoi ne ferait-on pas exactement la même chose avec le vêtement ? Surtout qu’une partie des matériaux provient du même endroit : la ferme. Coton, lin, chanvre, laines en tous genres…

« Le coton prend beaucoup d’eau, de pesticides, d’engrais chimiques, ce n’est pas la fibre la plus facile », note Marie-Ève Faust, directrice de l’École supérieure de mode de l’UQAM. « Mais on peut penser à d’autres fibres plus prometteuses, comme le chanvre. » Ça demande peu d’eau ou de lutte contre les parasites. « Ça pousse facilement. C’est une opportunité extraordinaire. »

L’École de mode de l’UQAM travaillait déjà sur un projet d’analyse du monde du vêtement pour voir si on peut, au Québec, produire des pièces de A à Z, donc du champ à la garde-robe. La pandémie a fait décoller ce projet, appelé Fiber Shed Québec, sur les chapeaux de roues.

On regarde toutes les étapes, et le dossier du coton chinois nous rappelle à quel point c’est important de voir même d’où viennent les fibres avant la confection.

Marie-Ève Faust, directrice de l’École supérieure de mode de l’UQAM

Après la tragédie de la Rana Plaza au Bangladesh en 2013, où des ateliers de fabrication aux conditions sordides se sont littéralement écroulés, faisant 1127 morts, et la diffusion de documentaires chocs sur l’industrie du vêtement, les consciences ont été éveillées aux conditions de travail des couturiers et couturières.

Mais le dossier chinois nous oblige à remonter plus haut dans la chaîne de production.

Et à nous demander, par exemple, pourquoi on ne fabrique pas plus de vêtements en laine du Québec ? À quand les t-shirts de chanvre d’ici ? Et si le recyclage de toute la fourrure déjà sur le marché et dans nos placards n’était pas une excellente option ? Parce que personnellement, je m’inquiète plus du sort des humains qui fabriquent nos vêtements que de celui d’animaux déjà disparus.

Débats fibreux à l’horizon.