Jadis conquis, désormais contesté : l’espace toujours plus militarisé

Par Simon Piché-Jacques
Chroniques des nouvelles conflictualités - Chaire Raoul-Dandurand

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Deux satellites russes ont récemment effectué d’audacieuses manœuvres à proximité d’un satellite militaire américain. Tentative d’espionnage ? Démonstration de force ? Un rappel que l’espace, quatrième domaine stratégique, voit de plus en plus se prolonger les rapports de force « terriens ». 

Au début du mois de février dernier, deux satellites « inspecteurs » russes se sont placés dans l’orbite d’un satellite de reconnaissance américain. Lancé en novembre depuis le cosmodrome militaire de Plessetsk, le satellite KOSMOS-2542 aurait largué un second satellite une fois rendu en orbite. Tous deux auraient ensuite poursuivi la même trajectoire que celle de l’engin spatial américain USA-245, le dernier satellite de reconnaissance du programme hautement confidentiel Keyhole[1], en orbite depuis août 2013.[2]

C’est un astronome amateur, Michael Thompson, qui a le premier signalé cette curieuse filature spatiale par le biais d’une image publiée sur Twitter. D’abord contestée par Washington, la manœuvre a ensuite été rapportée par le magazine Time en février, forçant le général John Raymond, chef du commandement spatial américain (US Space Command) à la dénoncer publiquement.

Quelle est donc la mission des deux engins russes ? Pour Michael Thompson, bien que la manœuvre soit pour le moins suspecte, rien ne prouve, hors de tout doute, un acte hostile. En effet, les satellites en orbite basse passent souvent près les uns des autres, sans qu’on soit capable de démontrer des velléités d’espionnage. Cependant, le comportement des satellites russes soulève des interrogations : les satellites KOSMOS-2542 ont utilisé leurs propulseurs pour se rapprocher du USA-245. Les engins russes sembleraient ainsi s’y être positionnés dans le but de rester à cet endroit plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

Espionnage extra-atmosphérique

On imagine qu’un calme absolu règne dans le cosmos… pourtant, celui-ci fourmille d’activités. Selon la United Nations Office for Outer Space Affairs (UNOOSA), 4 987 satellites gravitent autour de la Terre. De ce nombre, la Union of Concerned Scientists Satellite Database en dénombre 2 218 actuellement opérationnels. Ces satellites artificiels recueillent par télémétrie (signaux électromagnétiques) de l’information essentielle à différents usages : reconnaissance, navigation, météorologie, communication, etc.

Parmi ces engins, certains sont équipés d’applications militaires ou de renseignement (tels les satellites de reconnaissance ou « satellites espion »). Ces véritables télescopes hypersophistiqués, circulant généralement en orbite basse[3], collectent des données sur des infrastructures civiles ou militaires, permettent de cartographier un territoire ou encore de repérer des mouvements de troupes ou d’armements.

Ils peuvent également, semble-t-il, avoir pour vocation d’espionner d’autres satellites. Telle une filature, ce genre d’opération se produit lorsqu’un satellite de reconnaissance emprunte la même trajectoire qu’un autre satellite pour s’en rapprocher et acquérir des renseignements, allant de données sur la conception de l’engin, à l’interception de communications.

Un quatrième champ de bataille

C’est une évidence depuis plus de 60 ans : l’espace est devenu un environnement de plus en plus convoité par les grandes puissances. Ce que nous appelons la « conquête de l’espace », marquée par le lancement de Spoutnik 1 (1957) ou le succès retentissant de la mission lunaire Apollo 11 (1969), s’est illustré par des exploits essentiellement pacifiques, mais d’ores et déjà placés sous le signe de la démonstration de force. Par la suite, ceux-ci ont rapidement laissé place à des projets d’ordre militaire, comme l’initiative de défense stratégique de l’administration Reagan (1983), parfois surnommée projet « guerre des étoiles ».

L’émergence de ces nouvelles technologies spatiales et le regain d’une compétition stratégique entre puissances dans l’espace ont mené à des changements significatifs de l’art militaire, particulièrement aux États-Unis. Kaitlyn Johnson, chercheure auprès du Projet de sécurité aérospatiale du Center for Strategic and International Studies (think tank basé aux États-Unis), note que parmi les premiers satellites lancés en orbite, certains ont été conçus pour soutenir les systèmes de commandement et de contrôle des arsenaux nucléaires américains. Par la suite, comme le rappelait un rapport du Service de recherche du Congrès, la guerre du Golfe de 1991 allait être surnommée la « première guerre de l’espace », car l’arsenal spatial y a joué un rôle déterminant (par rapport à ses premières utilisations durant la guerre du Vietnam).

Tant et si bien qu’aujourd’hui, les observateurs et praticiens de la sécurité parlent de l’espace comme du « quatrième champ de bataille » (après la terre, la mer et l’air). En témoigne la création par l’administration Trump, en 2019, d’un commandement militaire intégré consacré à l’espace au sein des forces armées américaines (le US Space Command). Sans qu’il n’y ait (encore) de troupes en activité ou d’affrontements directs, l’espace se présente pour l’heure comme un domaine de démultiplication des forces terrestres, par le biais des capacités d’observation et de communication par exemple.

De la militarisation à l’armement de l’espace

Derrière cette vision de plus en plus martiale de l’espace, une distinction conceptuelle majeure existe entre les notions de militarisation et d’armement de l’espace. La militarisation fait référence à l’extension dans l’espace des biens et services exploités par les organisations militaires. Kaitlyn Johnson donne l’exemple du logiciel servant à la cartographie (utilisé entre autres par Google Maps), lequel est rendu possible par des satellites américains de type Global Positioning System (GPS), financés par le département de la Défense des États-Unis.

L’idée d’armement de l’espace, pour sa part, fait plutôt référence au « déploiement d’armes conventionnelles et nucléaires en orbite. » On réfère notamment à la capacité d’envoi de missiles antisatellites depuis la surface terrestre, mais aussi aux manœuvres offensives d’engins spatiaux. On peut penser par exemple au rapprochement calculé avec un satellite ciblé, afin de créer des interférences avec ses systèmes électroniques.

On craint aussi que des États soient un jour tentés de détruire des satellites adverses. En janvier 2007, la République populaire de Chine a démontré pour la première fois la possibilité d’abattre un satellite en orbite. Ce test ASAT (anti-satellite weapons) visait la destruction d’un engin météorologique hors service dans l’orbite polaire. Cette manœuvre hautement contestée par la communauté internationale a généré environ 35 000 débris d’un centimètre de diamètre, selon le US Space Surveillance Network et la NASA. Les États-Unis ont réalisé le même genre de test en 2008, tout comme l’Inde en 2019.

Droit et technologie à « double usage » 

En dépit des récriminations récurrentes à l’endroit des projets d’armement étatiques, un accord international précis sur les questions d’armement n’a jamais émergé, faute de consensus. Bien que le traité de l'espace, ratifié en 1967, ait fourni certaines bases juridiques quant au déploiement d’armes de destruction massive (art. IV), il est néanmoins amplement dépassé aujourd’hui. Ce traité ne fait pas mention de l’instrumentalisation d’autres types d’armements, et n’impose pas de contraintes sur de potentielles activités d’espionnage.

L’événement impliquant le satellite KOSMOS-2542 soulève également un autre enjeu sensible de la gouvernance sécuritaire de l’espace : la tendance croissante au « double usage ». En effet, de plus en plus de satellites sont capables d’accomplir des tâches à la fois civiles et militaires. María de las Mercedes Esquivel de Cocca (directrice de l’Institut de droit aéronautique, spatial et des télécommunications à l’Université du Salvador) donne l’exemple d’un satellite de type GPS qui sert à des fins de navigation, mais qui pourrait en temps de guerre être utilisé pour guider des « bombes intelligentes » ou des véhicules pilotés à distance. Il va sans dire que le double usage soulève de sérieux défis pour le développement d’un cadre juridique de gouvernance de l’espace.

Autre défi de taille : alors que les puissances spatiales lancent de plus en plus de satellites, et testent de l’armement antisatellite générant de nombreux débris, on observe de plus en plus de pollution spatiale. Les risques de collisions et d’accidents augmentent proportionnellement, et pourraient engendrer des situations chaotiques aux répercussions colossales, un scénario d’ailleurs imaginé dès 1978 par Donald J. Kessler.[4] Non seulement victime d’un vide juridique, mais qui plus est (littéralement) hors de portée de l’attention du public, l’espace est donc pour l’heure actuelle régi par les impulsions de ceux qui peuvent y accéder et y étendre leur présence.

[1] La National Reconnaissance Office (NRO) gère le programme Keyhole/CRYSTAL et a, à sa disposition, des satellites KH-11 largement reconnus pour leurs capacités d’imagerie similaires à celles du télescope Hubble. Selon l’avis de plusieurs spécialistes, c’est l’un des satellites américains KH-11 (USA-224) qui aurait pris la photo du centre spatial iranien de l’ayatollah Khomeini, relayée par le président Trump sur Twitter au mois d’août 2019.

[2] Un modus operandi rappelant d’emblée l’affaire entourant l’« espionnage » du satellite militaire franco-italien Athena-Fidus par un satellite russe en 2017.

[3] L’orbite terrestre basse ou Low Earth Orbit (LEO) est une zone située entre 160 km et 2000 km d’altitude, précisément entre notre atmosphère et la ceinture de Van Allen. Dans cette zone se situent notamment la station spatiale internationale et plusieurs satellites de reconnaissance. La basse altitude convient, entre autres, aux satellites de communication et d’imagerie. Le site internet de Technobyte explique qu’en raison de l’altitude, les signaux de communication nécessitent considérablement moins de puissance et de temps pour faire la liaison entre la Terre et les satellites. De la même manière, les satellites d’imagerie, par exemple, peuvent recueillir des images plus claires et détaillées.

[4] Le syndrome de Kessler, du consultant de la NASA Donald J. Kessler, est une réaction en chaîne incontrôlable provoquée par une collision entre des débris spatiaux en orbite basse. Un tel scénario rendrait impossible le lancement de satellites artificiels, ainsi que l’exploration spatiale.

Simon Piché-Jacques est coordonnateur de l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand.

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7 avril 2020