
Quelques réflexions féministes intersectionnelles à l’égard des documents de réponses humanitaires
Janyck Beaulieu (UOttawa), Katherine Robitaille (ULaval), Rosalie Laganière-Bolduc, 12 septembre 2022
Depuis deux ans, des millions de personnes marginalisées sont exposées aux inégalités exacerbées par la pandémie de COVID-19. À titre d’exemple, c’est 47 millions de femmes et de filles qui auraient basculé dans la pauvreté extrême en raison de la pandémie. L’accentuation des inégalités pousse les organisations humanitaires à prendre davantage en compte les réalités et les besoins particuliers des personnes les plus vulnérabilisées et à documenter de plus en plus les enjeux liés à l’intersection des formes de discrimination. Par exemple, il n’est pas difficile d’imaginer qu’une femme âgée en situation de handicap, lors d’une crise humanitaire, fait face à des enjeux et des besoins qui lui sont particuliers. Ainsi, on assiste dans le milieu de l’humanitaire à l’émergence de l’approche intersectionnelle, qui vise, entre autres, à améliorer la prise en compte de l’expérience des personnes se trouvant à l’intersection de plusieurs formes de marginalisation.
Un cadre d’analyse selon cinq grands axes
Des académiciennes et militantes féministes noires, des Suds ou ouvrières comme Patricia Hill Collins, Barbara Smith, Gloria Anzaldúa et Flora Tristan ont conceptualisé et réfléchi à l’imbrication des rapports et systèmes d’inégalités. Fruit de ces réflexions et mobilisations, la juriste Kimberly Crenshaw théorise pour la première fois l’approche intersectionnelle en 1989. Celle-ci vise, entre autres, à analyser les dynamiques de pouvoir et leurs imbrications, ainsi que les processus par lesquels diverses formes de marginalisation sociale se façonnent et s’entrecroisent. C’est en empruntant cette lentille que nous avons entrepris une recherche afin de déterminer le degré de percolation de l’intersectionnalité au sein des organisations humanitaires.
Dans le cadre d’une présentation au congrès de l’ACFAS, nous avons analysé des documents organisationnels de sept organisations humanitaires (Care, CDN, Edge Effect, Humanité et Inclusion, Islamic Relief, ONU Femmes, UNHCR) datant de 2019 à 2020, au regard de cinq axes d’analyse selon lesquels nous définissons une approche intersectionnelle holistique.
Ces axes sont les suivants :
- L’adoption d’une posture réflexive en ce qui concerne l’intersectionnalité ;
- La présentation, l’implication, la mobilisation et la consultation des groupes concernés ;
- Les inégalités structurelles et les relations de pouvoir ;
- L’analyse micro et macro sociale ;
- L’intégration d’une diversité des savoirs.
Comme critères d’inclusion, les documents recensés devaient mobiliser explicitement une approche intersectionnelle ou une approche « âge, genre et diversité/disability » et être produits par une organisation humanitaire. Ces critères font en sorte que tous les documents proviennent d’organisations des Nords.
Comment l’approche intersectionnelle est-elle mobilisée dans la documentation humanitaire ?
Notre analyse révèle que la majorité des documents analysés ne témoigne pas d’une approche réflexive sur les pratiques organisationnelles au sens large, à l’exception de quelques critiques d’ordre général sur le milieu humanitaire. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les documents organisationnels ne traitent pas d’enjeux au sein de leurs propres organisations en matière de reconnaissance des oppressions ou de pratiques liées à l’équité, la diversité, l’inclusion et l’antiracisme. Ces documents se concentrent surtout sur les aspects techniques liés à la mise en œuvre des projets et programmes humanitaires, plutôt que sur la gestion organisationnelle. Puis, la façon dont les groupes de personnes concernées sont présentés varie en termes de profondeur selon le document et selon sa nature.
Dans l’ensemble, on constate cependant une remise en question de l’homogénéité du groupe « personne vulnérabilisée/marginalisée ». La consultation de ces groupes concernés se fait d’ailleurs principalement à l’étape de collecte de données, soit durant la phase initiale d’une intervention. On peut se questionner par ailleurs sur la façon dont ces groupes sont mobilisés avant, pendant et après la réponse. Les documents des organisations proposent ensuite quelques stratégies et solutions qui, dans l’ensemble, semblent viser les causes profondes des inégalités. La majorité des documents démontre une certaine approche transformatrice alors que certains tiennent un discours revendicateur.
Plus encore, ces documents organisationnels semblent accorder davantage d’importance à une analyse des marqueurs identitaires individuels qu’au niveau des structures systémiques d’oppression, et ce, même si plusieurs les nomment et revendiquent leurs caractères problématiques et responsables de certains enjeux humanitaires. Il existe, enfin, pour presque l’ensemble de la documentation, une absence marquée en ce qui a trait à la diversité des savoirs. On ne mentionne pas, par exemple, la nécessité de mettre en valeur et considérer les savoir-faire, savoir-vivre, savoir-être, les connaissances et les expériences plurielles des personnes concernées. L’organisation Humanité et Inclusion est la seule à lancer un appel à cet égard : « priorisez et apprenez des personnes ayant diverses formes de connaissances qui sont généralement exclues des rôles “d’experts” », nous dit-elle. « Il existe une relation entre le pouvoir et la production et la conception des connaissances » (traduction libre, p.14).
D’autres éléments de réflexion peuvent ensuite être considérés. Le caractère politique du choix de nommer ou non l’intersectionnalité est ensuite intéressant. Plusieurs documents utilisent une approche nommée “âge, genre et diversité/disability” au lieu du terme intersectionnalité, alors que le contenu des documents témoigne d’une approche intersectionnelle. D’ailleurs, Humanité et Inclusion aborde explicitement cette dimension politique : “adopter une approche intersectionnelle des projets (en particulier une approche qui prend en compte le handicap, le sexe et l’âge) est une décision hautement politique de toute organisation ; ce n’est pas neutre” (traduction libre, p.33). Nommer l’approche intersectionnelle semble donc s’apparenter, pour certaines organisations, à une action politique de revendication.
Vers une posture intersectionnelle holistique pour transformer les pratiques du milieu
Au cours des dernières années, l’approche intersectionnelle est devenue de plus en plus populaire dans le discours des organisations humanitaires. Certes, l’adoption de cette approche est plus complexe que sa simple inclusion dans des documents organisationnels. Cette complexité nous a motivées à tenter de décrire comment celle-ci est prise en compte dans les organisations humanitaires. Nous espérons que cela puisse mettre en lumière certains angles morts, et ultimement contribuer à l’amélioration de sa mise en application. En somme, en analysant des documents du milieu humanitaire qui se dotent explicitement d’une approche intersectionnelle, il nous apparaît clair que certains des cinq axes sont plus présents que d’autres, au détriment d’une approche holistique.
Dans le souci de ne pas diminuer son importance et d’occulter des personnes touchées de façon disproportionnée lors de réponses humanitaires, l’approche intersectionnelle doit être notamment mobilisée en prenant en compte une posture réflexive, l’implication, la mobilisation, la consultation et la présentation des groupes concernés, une critique des inégalités structurelles et des relations de pouvoir, une analyse des contextes micro et macro-sociaux et l’inclusion des savoirs diversifiés. Somme toute, il importe, selon nous, que le secteur humanitaire dans son ensemble poursuive son cheminement dans cette voie en adoptant une posture intersectionnelle plus holistique.
Auteures:
Janyck Beaulieu, doctorante en développement international (Uottawa)
Katherine Robitaille, doctorante en management (ULaval)
Rosalie Laganière-Bolduc, agente de projets
Crédit photo: Medair/EU/ECHO/Kate Holt CC BY-NC-ND 2.0