L’utilisation de la technologie pour renforcer la redevabilité dans l’action humanitaire — une combinaison (pas) si parfaite !

Andrea Düchting, Centre for Humanitarian Action (Berlin), 23 octobre 2023

Au cours des dernières décennies, l’utilisation des technologies numériques a connu une augmentation massive. Celle-ci a considérablement augmenté la quantité de données à gérer et accéléré la vitesse de circulation de l’information. Cette croissance a déclenché des discussions sur l’efficacité des services humanitaires nécessaires pour répondre à l’augmentation des besoins humanitaires et aux réductions de financement dans l’ensemble du secteur en favorisant une programmation fondée sur des données probantes, une meilleure coordination et une plus grande responsabilité. Les outils numériques sont devenus indispensables.

Cependant, les technologies sont souvent utilisées de manière isolée, pour des projets ou des chantiers spécifiques, et rarement intégrées dans les structures et les fonctions de l’organisation. Elles sont testées et introduites au beau milieu d’une crise, lorsque les fonds sont disponibles, alors qu’il faut suffisamment de temps pour concevoir des solutions durables avec les partenaires et les populations concernées, sans parler des aspirations à long terme visant à mettre en place des systèmes de gouvernance des données qui répondent aux différentes exigences en matière de responsabilité, ainsi qu’aux capacités et aux aptitudes des personnes. Cela a un impact sur l’ambition du secteur de renforcer la redevabilité envers les populations affectées, les systèmes de données interopérables pour une programmation plus intégrée dans les crises prolongées et les besoins humanitaires sans cesse croissants dans les situations d’urgence. Les normes et processus opérationnels communs restent limités, et l’occasion de changer le système derrière la technologie et de transformer numériquement le secteur en s’attaquant aux déséquilibres de pouvoir du système est perdue.

Jusqu’à récemment, la numérisation du secteur humanitaire était principalement le fait de passionné.e.s de technologie. Les équipes chargées des programmes opérationnels, celles qui sont responsables de la conception et de la mise en œuvre des programmes, ne comprennent que lentement leur rôle important et leur responsabilité dans la prise de décision liée à la technologie et aux données. En conséquence, la technologie est principalement utilisée pour rationaliser les processus organisationnels et sectoriels afin de les rendre plus efficaces et efficients, à des fins de redevabilité vis-à-vis des bailleurs de fonds. Alors que les expert.e.s en protection des données se concentrent sur le respect des différentes règles et réglementations, les équipes de programme, quant à elles, n’évoquent pas réellement de motifs solides pour ou contre l’utilisation d’une technologie spécifique. Cela donne l’impression que le virage numérique du secteur est largement discuté à des fins d’efficacité, plutôt qu’à des fins de qualité des programmes.

Une question de redevabilité sociale

En 2020, plus de 5,2 milliards de personnes dans le monde étaient connectées numériquement. Les téléphones portables sont utilisés pour accéder à des services, recevoir des mises à jour ou rester en contact avec des proches. En d’autres termes, les outils numériques changent la façon dont les gens communiquent. La pandémie de COVID-19 a amplifié cette tendance et forcé les organisations humanitaires à utiliser des solutions numériques pour continuer à répondre aux besoins des populations et à assurer la coordination avec les intervenant.e.s de première ligne et les partenaires. Mais pour les initié.e.s, l’importance croissante des technologies numériques, pour le meilleur et pour le pire, était évidente bien avant la pandémie. La responsabilité sociale en ce qui a trait à leur application en demeure certes trop peu abordée au sein du secteur.

Pensons par exemple à la militarisation des médias sociaux en Syrie, où le gouvernement russe a coordonné une campagne de désinformation contre les casques blancs en 2016-17. On peut également rappeler l’impact dévastateur des médias sociaux pour les Rohingyas musulmans au Myanmar et plus tard au Bangladesh, qui a suscité des discussions sur la communication en tant qu’aide et le rôle des technologies dans l’accès à l’aide numérique.

L’importance des outils de communication numérique est encore plus évidente dans la crise migratoire au Venezuela où les médias sociaux sont considérés comme une partie complémentaire des efforts de communication plus larges et un moyen vital pour les gens de se mettre en relation avec des sources de soutien. De même, dans la crise humanitaire en cours en Ukraine, la communication numérique est indispensable.

Or, et en dépit de l’omniprésence du numérique dans le milieu, nombreuses sont les organisations humanitaires qui continuent de privilégier les outils de communication traditionnels pour informer et communiquer avec les personnes affectées. En décalage avec affirmant que les interactions en face à face restent le mode de communication préféré des gens. Les praticien.ne.s considèrent la technologie comme un outil vital pour engager les gens de manière significative, mais dans la plupart des cas, l’utilisation d’applications de messagerie mobile ou de plateformes numériques est restreinte pour des raisons politiques ou de protection de la vie privée. Des solutions internes conformes à la protection des données et de la vie privée sont développées à la place.

Parallèlement, la plupart des organisations ont mis en place des mécanismes de retour d’information et s’engagent à utiliser les canaux de communication « préférés » des populations visées. Mais qu’entend-on par « canaux de communication préférés » s’il n’existe généralement pas de données à cet effet ? Le secteur a tendance par ailleurs à se concentrer sur le partage d’informations à sens unique plutôt que sur la communication à double sens. La question des dommages numériques demeure sous-étudiée. Il semble donc qu’une discussion honnête sur la protection des données et les risques numériques par rapport à la participation et l’inclusion de divers segments de la population soit plus nécessaire que jamais.

La responsabilisation numérique du milieu de l’humanitaire

Enfin, les technologies numériques peuvent engendrer de nouveaux besoins en matière de redevabilité, mais aussi révéler d’importantes lacunes dans ce domaine. Par exemple, la responsabilisation dès la conception d’une stratégie ou d’une application numérique est largement méconnue comme pratique dans le secteur humanitaire. Lorsque l’on interroge les organisations humanitaires sur la responsabilité numérique, elles ont tendance à évoquer des cadres de protection des données, en lien entre autres avec la collecte du consentement et aux droits des personnes concernées. Seules quelques organisations envisagent la responsabilité numérique d’un point de vue social en plaçant les populations sinistrées au centre de leur démarche, et en appliquant des approches axées sur le client ou la cliente. Rares sont celles qui intègrent à leurs réflexions les concepts de la culture numérique et des droits relatifs aux données. Sinon, la majorité des organisations demeurent bloquées sur leurs propres processus de numérisation ou de digitalisation, en omettant de consulter et d’impliquer les partenaires nationaux ou locaux dans la prise de décision relative aux données et à la technologie. Et cela, sans parler des personnes concernées…

Outre un projet du Collaborative Cash Delivery Network, qui explore de nouvelles méthodes de mise en œuvre d’interventions humanitaires, il existe à l’heure actuelle peu de projets qui permettent aux propriétaires de données de prendre des décisions éclairées concernant l’usage dont on en fait. Les enseignements tirés de ce pilote révèlent que la gestion des données au sein du secteur est caractérisée par des asymétries de pouvoir.

De tels constats pourraient orienter le virage numérique du secteur en l’appuyant sur des systèmes de gouvernance des données transparents, conçus pour et avec les personnes concernées. Pour ce faire, la responsabilité numérique et les solutions techniques sont essentielles, mais la volonté politique et la volonté de changement sont encore plus indispensables. En développant des solutions techniques de manière isolée, sans tenir compte des aspects à long terme et de l’ensemble de l’écosystème humanitaire, nous risquons de reproduire les problèmes des systèmes hors ligne dans un environnement en ligne. Il va sans dire qu’il reste encore beaucoup à apprendre.


Auteure

Andrea Düchting, Centre for Humanitarian Action, Berlin

Andrea Düchting est membre du Centre for Humanitarian Action (CHA). Elle dirige un projet de recherche sur la numérisation et l’innovation de l’aide humanitaire allemande. Elle s’intéresse à la sécurité alimentaire, aux partenariats et à la localisation, à la responsabilité envers les populations affectées ainsi qu’aux droits des données personnelles et à la protection des données.

Note

La version originale en anglais de ce texte a été publiée sur le blogue du Centre for Humanitarian Action (CHA), Berlin. Le blogue et l’auteure du texte ont accepté sa rediffusion en français sur le Blogue Un seul monde.

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