
L’intelligence artificielle en développement international : l’histoire se répète-t-elle ?
Caroline Beauchamp, diplômée de l’UQO et professionnelle de recherche, 23 janvier 2023
L’intelligence artificielle (IA) connaît présentement une expansion phénoménale au niveau de ses applications dans un grand nombre de domaines et cela, partout dans le monde. L’ère de la quatrième révolution industrielle touche l’aide internationale, qui est actuellement en transformation vers l’utilisation de plus en plus des technologies, comme l’affirmait d’ailleurs récemment Cassie Seo dans le blogue Un seul monde. Il est difficile d’identifier le moment de l’entrée de l’IA dans le domaine, mais dès 2005, des agences onusiennes comme l’UNESCO se sont mises à l’intégrer dans certaines de leurs initiatives. Par exemple, leur programme hydrologique international a développé une application capable de calculer en temps réel les précipitations afin de mieux réagir face aux intempéries. L’IA donne aux acteurs du milieu, tels que les organisations internationales, les entreprises et les ONG, la possibilité de collaborer différemment avec les populations visées. Ce billet expliquera brièvement la manière dont l’IA s’immisce dans des programmes de développement international.
L’IA dans le développement international : une domination occidentale
Il n’existe pas une unique définition à l’IA puisqu’elle s’applique à de nombreux domaines. En développement international, l’agence des États-Unis pour le développement international (USAID) définit l’IA comme « l’utilisation des ordinateurs pour une prise de décision automatisée destinée à imiter l’intelligence humaine. […]. En résumé, l’IA peut être considérée comme une “automatisation intelligente” » [notre traduction]. En développement international, l’IA a de multiples usages. Au Togo, l’USAID a financé une application pour guider les agricultrices et agriculteurs sur les types d’engrais à utiliser. L’Unitaid, une agence des Nations Unies, a lancé un projet-pilote basé sur l’IA en Inde et quelques pays d’Afrique pour diagnostiquer de façon précoce le cancer du col de l’utérus et en Argentine, un programme de l’UNICEF offre des services de tutorat scolaire personnalisés à des enfants vivant dans des milieux éloignés. Les applications de l’IA en développement international sont presque infinies et offrent un grand potentiel encore inexploité pour l’optimisation de solutions aux enjeux contemporains.
Cependant, l’IA n’est pas sans risque et comme avec l’aide au développement, elle soulève plusieurs questionnements sur les dynamiques inégalitaires Nord-Sud. L’IA est une industrie dominée par un petit nombre de pays dont les États-Unis et la Chine sont en tête de liste. Les savoirs ont tendance â être concentrés dans les mains d’hommes blancs, les femmes ne représentant d’ailleurs que 10-15 %. Ainsi, les connaissances en matière l’IA et la façon de les transmettre reflètent les biais de ceux et celles qui les possèdent. Dans certains cas, par exemple, l’approche développementaliste occidentale qui façonne les rapports internationaux mène certains pays à imposer leurs méthodes à des pays du Sud en guise « d’aide ».
L’intelligence artificielle pour le développement (IAPD) constitue donc un nouveau champ d’activité dont l’appellation figure aux côtés des technologies pour le développement (TPD) et des technologies de l’information et des communications pour le développement (TICPD), qui démontrent combien le paradigme du développement est encore prédominant. Les technologies numériques et plus particulièrement l’IA sont envisagées comme la nouvelle solution qui permettrait de régler les maux du monde, sans toutefois s’attaquer aux dépendances et aux inégalités Nord-Sud.
Rattrapage et transfert technologique : une vision dépassée
Plusieurs organisations internationales soulignent la fracture numérique qui sépare certains pays du Sud d’autres régions du monde. Cette fracture se reflète par un retard des connaissances et des applications de l’IA. Cela justifierait la nécessité d’effectuer un rattrapage afin de faire un saut pour combler le décalage technologique. Il y a trois principales méthodes pour réduire cet écart. La première tire son origine des années 1950-1960 : il s’agit du transfert technologique entre pays dit « développés » et pays « en développement » avec un objectif de « modernisation ». Selon cette méthode, un grand nombre de technologies existantes dans les pays du Nord, dont l’IA, peuvent être transposées facilement et rapidement vers le Sud. Or, certains transferts technologiques sont établis dans des négociations inégales entre le pays donateur et le pays receveur. Plutôt d’atteindre une plus grande indépendance technologique, ces transferts technologiques maintiennent certains pays dans un rapport de dépendance. Cette manière de procéder nous rappelle la pensée développementaliste de l’après-guerre, qui proposait la mise à contribution des avancées scientifiques et industrielles du Nord à des fins de réduction de la pauvreté dans des régions « sous-développées ».
Par ailleurs, un reproche fait par le Sud est que « le développement et la technologie sont toujours conçus de manière exogène, continuant ainsi à imposer les politiques de transfert ». En conséquence, le transfert de techniques en vue d’émuler un standard étranger s’apparente à un modèle archaïque de développement international. Il demeure toutefois actuel et est même parfois recommandé par l’ONU.
S’approprier et maîtriser la technologie au Sud : pour une utilisation durable de l’IA
Heureusement, le transfert technologique n’est pas l’unique avenue. Deux autres méthodes viennent faire contrepoids au paradigme développementaliste dominant. Selon une étude qui s’intéresse au contexte africain, la stratégie de la « technologie appropriée » préconise de s’appuyer d’abord sur les besoins identifiés par les populations ciblées et les ressources disponibles. Elle prend en compte les questions d’ordre culturel, éthique, socio-économique et politique. Pour cela, il faut prendre le temps nécessaire pour bâtir de manière endogène en fonction de ce qui est disponible et possible. C’est ce que le ministère de l’Agriculture du Togo a fait. Il a lancé une plateforme de marché en ligne qui permet de faciliter la commercialisation de ses produits agricoles. De plus, une application ludique a été développée, SimulAgri Togo, afin de renforcer et d’enseigner des pratiques agricoles.
II existe toutefois des possibilités de développer des technologies déjà obsolètes lorsque les ressources financières, matérielles et humaines ne sont pas disponibles à l’intérieur du pays. Pour éviter un développement de technologies qui seraient dépassées, la stratégie de la technologie appropriée doit donc s’accompagner de la dernière et troisième méthode, qui est celle de la maîtrise technologique. Celle-ci recommande d’étudier l’IA pour s’y familiariser, pour mieux la comprendre afin de pouvoir l’appliquer et la maîtriser pleinement. Une fois l’IA maîtrisée, cette méthode encourage les actrices et les acteurs au Sud à imaginer, concevoir et déployer leurs propres outils d’IA. En d’autres mots, la maîtrise technologique vise l’autonomie technologique. À titre d’exemple, l’invention de l’application mobile AgroClinic, conçue entièrement au Cameroun, est utilisée partout dans le pays et maintenant employée au Burkina Faso, au Togo, en RCD et même en France.
S’approprier et maîtriser l’IA semble essentiel pour que celle-ci se convertisse en un outil de développement adapté aux réalités des pays à plus faible revenu. Dès lors, elle répondrait davantage aux besoins des populations, plutôt que présenter une menace. Car, faut-il le souligner, l’IA est synonyme de pouvoir et de nouvelles richesses pour certains pays qui attendent que les opportunités se présentent pour conquérir de nouveaux territoires par l’espace numérique. Ainsi, des populations pourraient être assujetties à l’impérialisme technologique et le colonialisme numérique, puisque l’IA est un instrument de puissance mondiale économique, politique et militaire. Il y a, par conséquent, urgence d’agir pour prendre les moyens nécessaires face à l’IA. Pour y arriver, un dialogue mondial est nécessaire. Un premier accord international a été signé par 193 États pour une éthique de l’IA en 2021. En théorie, ces nouvelles normes éthiques internationales pourraient mieux encadrer le développement et les utilisations de l’IA, afin de servir toutes les collectivités de manière équitable. Mais, seront-elles suffisantes pour éviter que l’histoire ne se répète ?
Auteure :
Caroline Beauchamp, diplômée à la maîtrise en sciences sociales du développement, concentration développement international à l’UQO et professionnelle de recherche pour le projet numérIA en mode solutions [1]
[1] Ce projet de recherche est financé par l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA) et dirigé par Karoline Truchon, professeure à l’Université du Québec en Outaouais (UQO).
Crédit photo : IITA Rwanda, Attribution CC BY-NC-SA 2.0