La Journée de l’aide humanitaire est célébrée le 19 août

L’humanitaire en mutation : entretien avec Claude Bruderlein

M. Bruderlein est professeur associé à l’IEIM et chercheur à l’OCCAH, 17 août 2020

Afin de souligner la Journée mondiale de l’aide humanitaire, célébrée le 19 août, l’IEIM s’est entretenu avec Claude Bruderlein, directeur du Centre de compétence en négociation humanitaire (CCNH) à Genève et conseiller stratégique du Président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). En tant que professeur associé à l’IEIM et chercheur à l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires (OCCAH), monsieur Bruderlein travaille actuellement sur l’élaboration d’un cours en négociation humanitaire qui sera offert à l’UQAM en 2021. En plus d’être chercheur et conseiller, il enseigne à la Harvard School of Public Health depuis vingt ans, ainsi qu’à la Harvard Kennedy School of Government depuis 2010. Nous avons profité de l’entretien pour interroger monsieur Bruderlein sur l’impact de la COVID-19 et l’avenir de l’action humanitaire. Le texte qui suit présente certains extraits de cette conversation, riche en matière de réflexion et d’interrogations quant à l’improbabilité d’un retour aux modes de fonctionnement pré-pandémie.

IEIM : Le milieu de l’humanitaire est en période de mutation. Selon vous, quelles seront les tendances principales auxquelles nous assisterons au cours des dix prochaines années, en ce qui a trait à la pratique de l’humanitaire ?

Claude Bruderlein : Tout d’abord, il est intéressant de parler de cette question en lien avec la célébration du 19 août. Cette date correspond en effet à l’attaque sur la mission des Nations Unies ciblant le Canal Hôtel à Bagdad en 2003, qui a couté la vie à 22 travailleurs humanitaires, dont Sergio Vieira de Mello, qui y était, à ce moment-là, en tant que représentant spécial des Nations Unies en Irak. Cet évènement a marqué la fin de la décennie qu’on appelle « de Mello » — une décennie au cours de laquelle plusieurs concepts et plateformes humanitaires clés ont été mis en place, entre autres avec la création du système humanitaire onusien, et l’édification du droit à l’accès. On a assisté au cours des années 90 à une multiplication des agences d’aide humanitaire, qui ont triplé, voire quadruplé leur budget et importance opérationnels. Tout cela a cependant connu une fin dramatique, avec l’intervention et l’occupation américaine en Irak, qui a entrainé une polarisation et une instrumentalisation de l’humanitaire à des fins politiques et de sécurité. Intégrée à la lutte contre le terrorisme en Irak, en Afghanistan, en Syrie et dans d’autres contextes, la neutralité de l’action humanitaire a été, à toutes fins utiles, substituée par un désir d’assimiler l’humanitaire aux programmes de développement national et de réformes de la sécurité. Pour moi, le 19 août, c’est presque une commémoration d’un humanitaire qui n’est plus.

IEIM : Qu’est-ce qui caractérise alors l’humanitaire aujourd’hui ?

Claude Bruderlein : Le narratif de l’humanitaire existe toujours, mais il y a, à mon avis, de moins en moins de gens qui croient aux principes de l’action et à la structure qui a été mise en place par l’ONU et les grandes organisations internationales à la fin du XXe siècle. Dix-sept ans après l’attaque à Bagdad, on a toujours des idéaux qui font partie du discours humanitaire, mais on constate qu’ils ne guident que très peu l’action d’aujourd’hui.

IEIM : Il y a notamment toute cette transformation vers la localisation, l’action humanitaire planifiée et mise en œuvre par des acteurs locaux, plutôt qu’internationaux. Le narratif de la localisation est-il en décalage avec la réalité ?

Claude Bruderlein : Avant, l’humanitaire avait ce caractère messianique évoqué par les gens de la Croix-Rouge ou des Nations Unies — généralement blancs, mâles et chrétiens, qu’on envoie vaillamment sur le terrain. Aujourd’hui, à ce niveau-là, il y a eu une transformation profonde. La grande majorité de l’action humanitaire a été localisée, c’est-à-dire déployée par des acteurs et professionnels locaux. Dans de nombreux contextes, rares sont les Occidentaux qui s’aventurent en dehors des capitales, car ce n’est plus possible sur un plan sécuritaire. La COVID-19 a accéléré cette transformation. À l’heure actuelle, on assiste, d’une part, à une dissociation entre le siège des agences et les équipes qui travaillent sur place, car il est devenu très compliqué de faire bouger des expatriés. D’autre part, on s’attend à des coupures importantes dans les budgets des grandes agences suite à l’impact économique de la pandémie sur les finances des gouvernements donateurs, mais il est évident que l’on n’éliminera pas les postes sur le terrain. Ce sont les postes aux sièges qui se verront réduits, tous ces emplois qui maintiennent en place cette infrastructure de politiques humanitaires et de normalisation de cette pratique. Les structures vont s’amincir et pour les gens sur le terrain, il ne s’agira pas vraiment de « localisation », mais plutôt de « dévolution ». Les gens qui travaillent dans les zones de conflits ou de catastrophes vont se retrouver avec des responsabilités opérationnelles de premier plan sans avoir pu nécessairement acquérir les compétences requises.

« À l’heure actuelle, on assiste à une rupture, à une dissociation entre les sièges des agences et les équipes qui travaillent sur place.»

Ces gens du terrain n’attendent plus nécessairement que les instructions leur proviennent du siège. Oui, certaines conversations se passent par Zoom, mais les lignes directrices provenant des sièges ont peu d’impact sur la conduite quotidienne des opérations. Cette dévolution implique qu’un grand nombre de décisions seront prises à l’extérieur des chaînes traditionnelles de commandement. Comment diriger des opérations en réponse à la crise à Beyrouth à partir de Genève, de Londres ou de New York sans pouvoir se mettre en situation sur le terrain ? Alors, c’est aussi la légitimité de certains postes aux sièges qui se voit remise en question.

IEIM : On pourrait dire, ainsi, que la décentralisation des opérations déstabilise les relations de pouvoir entre les acteurs du terrain et ceux du siège, au sein d’un système qui est traditionnellement très hiérarchique ?

Claude Bruderlein : Oui, mais encore là, s’agit-il réellement de décentralisation ? Le terme pour décrire ce qui se passe n’existe pas encore. À mon avis, lorsque nous analyserons cette transformation du système humanitaire dans cinq ou dix ans, nous emploierons d’autres termes, car il ne s’agit pas d’un simple transfert de compétences, mais d’une remise en question profonde de la relation de pouvoir entre la structure historique et doctrinale des organisations humanitaires et le personnel qui opère sur les lignes de front. Les organisations internationales vont se trouver en situation de crise, parce qu’elles sont coupées des informations et des réflexions du terrain.

Une autre chose qui est importante, c’est l’impact des outils technologiques comme Zoom, qui, certes existaient avant la pandémie, mais qui n’étaient pas utilisés comme ils le sont aujourd’hui. L’usage exponentiel de cette technologie a favorisé la création de communautés digitales formées de professionnels, issus d’une variété d’agences et de contextes géographiques, idéologiques, religieux, culturels, qui se parlent comme s’ils étaient de vieux amis ! Le CCHN travaille d’ailleurs à la création de ces espaces de concertation entre professionnels. Aujourd’hui, grâce à une simple plateforme virtuelle, une personne de Gaza, qui n’a jamais pu sortir de là, peut échanger avec une communauté de praticiens à Idlib, Kaboul, Pékin, ou Bogota. Je crois que l’impact de ces technologies sur la culture professionnelle sera immense.

« Les organisations internationales vont se trouver en situation de crise, car elles sont coupées des informations et des réflexions du terrain. »

IEIM : Donc, la COVID-19 alimente la création de réseaux alternatifs ou parallèles, plus organiques que ceux qui ont été mis en place par les agences multilatérales ?

Claude Bruderlein : Oui, et cette tendance contrôlante des comités interagences de l’ONU, et tous leurs processus institutionnels, sont balayés par la technologie. Maintenant, on parle à qui on veut, sans devoir passer par les canaux hiérarchiques et organisationnels. L’impact de tout cela ne se fera pas seulement ressentir sur les organisations, mais aussi sur la définition de ce qu’est l’humanitaire. L’humanitaire prend davantage une saveur de discussion entre les gens qu’une pratique normative, par l’entremise de la création de ces espaces virtuels de dialogue et de concertation.

Pour ce qui va se passer au cours des dix prochaines années, je suis très optimiste, parce qu’il y a cette énergie qui se libère. Il s’agit d’une énergie qui était d’abord contenue à l’intérieur d’une structure hiérarchique très identitaire — « nous, on est MSF, et nous, on est Oxfam », mais qui aujourd’hui contribue à la diversification et à la virtualisation de la profession. Je suis certes moins optimiste pour tous ceux qui attendent le retour au système précédent… car le train est parti, et il n’y en aura pas d’autres !

« Je suis moins optimiste pour tous ceux qui attendent le retour au système précédent… car le train est parti, et il n’y en aura pas d’autres ! »

IEIM : On peut alors envisager que les dix prochaines années correspondront à une période de grande innovation en ce qui concerne la façon de travailler, dont l’élan proviendra de l’extérieur de la sphère occidentale ?

Claude Bruderlein : Oui, tout à fait, avec une remise en question du narratif occidental qui correspond à une vision du monde et à un contexte politique des années soixante et soixante-dix. Aujourd’hui, on assiste à la réémergence d’un narratif humanitaire, mais qui provient de l’extérieur plutôt que de l’intérieur du système onusien. L’image de l’humanitaire en tant que missionnariat, de ces travailleurs qui se rencontrent à Paris, « High-five, on a sauvé des vies ! » est échue. Les leviers d’intervention qui restent au Nord se trouvent maintenant au sein de la politique étrangère, de l’intelligence, de la finance et des opérations militaires.

IEIM : Étant donné ces mutations, sur quoi, à votre avis, le milieu académique devra-t-il se pencher en matière de recherche ?

Claude Bruderlein : En ce qui concerne l’humanitaire, la recherche s’est longtemps concentrée sur des sujets normatifs — le droit, les politiques, les principes humanitaires entre autres — et cela a contribué à la construction normative assez rigide de l’humanitaire. Cependant, avec ce qui se passe aujourd’hui, il faut migrer vers les études empiriques qui s’intéressent à la pratique de l’action sur le terrain, pour pouvoir en extraire des apprentissages sur ce qui fonctionne. Comment pouvons-nous appuyer ce qui se passe à Beyrouth, par exemple ? Comment faut-il redéfinir les interactions entre les acteurs ? Comment sortir des visions normatives de l’aide afin de se concentrer sur ce qui fonctionne, et ensuite créer des combinaisons de modèles plus résilients en lien avec les organisations locales ? Qu’est-ce qui s’avère fructueux en dialogue avec les Talibans ? Que pouvons-nous apprendre de la réponse aux épidémies de choléra au Niger ? Il y a des stratégies qui fonctionnent, car la vie continue et c’est sur cela que la recherche devra se pencher. Il faudra sortir du plan normatif, afin de rendre service à la pratique.

***
Le sujet vous intéresse ? Demeurez à l’affut des activités de l’IEIM et du cours sur la négociation humanitaire qui sera co-animé par Claude Bruderlein en 2021, et suivez les travaux du CCNH et de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires (OCCAH), l’une des unités membres de l’IEIM.

Partenaires

Banque ScotiaMinistère des Relations internationales et de la Francophonie | Québec Faculté de science politique et de droit | UQAM

Institut d’études internationales de Montréal (IEIM)

Adresse civique

Institut d’études internationales de Montréal
Université du Québec à Montréal
400, rue Sainte-Catherine Est
Bureau A-1540, Pavillon Hubert-Aquin
Montréal (Québec) H2L 3C5

* Voir le plan du campus

Téléphone 514 987-3667
Courriel ieim@uqam.ca
UQAM www.uqam.ca

Un institut montréalais tourné vers le monde, depuis 20 ans!

— Bernard Derome, Président

Créé en 2002, l’Institut d’études internationales de Montréal (IEIM) est un pôle d’excellence bien ancré dans la communauté montréalaise. Les activités de l’IEIM et de ses constituantes mobilisent tant le milieu académique, les représentants gouvernementaux, le corps diplomatique que les citoyens intéressés par les enjeux internationaux. Par son réseau de partenaires privés, publics et institutionnels, l’Institut participe ainsi au développement de la « diplomatie du savoir » et contribue au choix de politiques publiques aux plans municipal, national et international.

Ma collaboration avec l’IEIM s’inscrit directement dans le souci que j’ai toujours eu de livrer au public une information pertinente et de haute qualité. Elle s’inscrit également au regard de la richesse des travaux de ses membres et de son réel engagement à diffuser, auprès de la population, des connaissances susceptibles de l’aider à mieux comprendre les grands enjeux internationaux d’aujourd’hui. Par mon engagement direct dans ses activités publiques depuis 2010, j’espère contribuer à son essor, et je suis fier de m’associer à une équipe aussi dynamique et impliquée que celle de l’Institut.

Bernard Derome

« L’ordre mondial, tel que l’on l’a connu depuis la fin de la guerre froide, est complètement bousculé avec des rivalités exacerbées entre les grandes puissances et des impérialismes démesurés. »

– Bernard Derome

Inscrivez-vous au Bulletin hebdomadaire!


Contribuez à l’essor et à la mission de l’Institut !