Les nouvelles tendances de l’humanitaire canadien

19 avril 2011, François Audet

François Audet. «Les nouvelles tendances de l’humanitaire canadien», Points de mire, vol. 12, no. 3, 19 avril 2011.
François Audet est directeur exécutif, Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire (OCCAH) de l’Université de Montréal et chercheur associé à la Chaire de recherche du Canada en politique étrangère et de défense canadienne de l’IEIM. Selon le Bureau de la Coordination des Affaires humanitaires des Nations unies, le nombre de victimes de crises humanitaires a doublé entre 2003 et 2010 et le contexte planétaire fait en sorte que la tendance continuera de se détériorer. Le nombre de crises humanitaires de toutes origines confondues a été multiplié par douze depuis 1950. Selon le cas, l’intervention humanitaire qui est mise en œuvre suite à ces crises se substituent, supplantent ou renforcent les institutions nationales et locales des pays touchés. Essentiellement occidentale, l’aide humanitaire apparaît donc comme une réponse, politiquement orientée, aux divers obstacles vécus par les sociétés victimes des catastrophes humaines ou naturelles. Au Canada, comme pour la plupart des pays occidentaux, cette réponse humanitaire s’incarne à travers une pléthore d’organisations internationales et non gouvernementales qui répondent à la logique de l’humanitaire dunantien, c’est-à-dire construit sous l’influence des principes humanitaires du mouvement de la Croix Rouge et du Croissant Rouge. Les principales organisations qui se définissent comme humanitaires et ayant pieds au Canada sont des filiales d’organisations étrangères, soit internationales (mouvement de la Croix Rouge et du Croissant Rouge) ou d’organisations non-gouvernementales américaines (CARE, Vision Mondiale), britanniques (OXFAM, Save the Children, etc.), ou françaises (Médecins Sans Frontière, Médecins du Monde, Action contre la Faim, etc.). Ayant pris forme dans les années 1970, l’action humanitaire contemporaine du Canada a grandement évolué depuis les dernières décennies. De fait, l’humanitaire canadien est aujourd’hui influencé par de multiples facteurs internes et internationaux. Quoique la temporalité de l’action humanitaire reste floue et élastique, ce texte s’intéresse au système humanitaire de réponse aux urgences, l’une des composantes de l’aide au développement. Il met en exergue les principales tendances récemment observées dans l’action humanitaire du Canada. Celle-ci se caractérise désormais par trois phénomènes : elle se militarise, se bureaucratise et se confessionnalise. La militarisation du système humanitaire canadien Le phénomène de la militarisation de l’aide n’est pas nouveau, ni le propre du Canada. Depuis toujours, l’action humanitaire est intrinsèquement liée à l’action militaire. Cependant, la guerre contre le terrorisme qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 a considérablement transformé les conditions d’intervention humanitaire. L’impact de ces événements sur les politiques étrangères des pays occidentaux aura entre autres généré l’approche « 3D » (pour défense, diplomatie et développement), qui est maintenant devenue l’approche « pan gouvernementale » et inclue plusieurs autres ministères. Ainsi, l’acteur non gouvernemental (ONG) associé aux interventions humanitaires est désormais subordonné à la politique étrangère canadienne, avec laquelle il se doit d’être cohérent. Il n’est donc pas surprenant de voir l’Afghanistan, l’Irak et Haïti au sommet des principaux pays récipiendaires de l’aide canadienne depuis la dernière décennie. Les conséquences de cette militarisation sont nombreuses. Déjà lors de la crise dans les Balkans, la relation entre les acteurs militaire et humanitaire est demeurée difficile dans l’enceinte de l’espace humanitaire. L’acteur humanitaire a critiqué l’acteur militaire pour cette intrusion dans un univers qu’il désirait inviolable. Ces relations posent en effet de multiples défis. Certains y voient une obligation de collaboration dans un même espace, ce qui suscite évidement des questions quant à la perte possible d’indépendance de l’acteur humanitaire. Pour les humanitaires, les défis associés à cette relation doivent être analysés dans la perspective où la neutralité et l’impartialité sont maintenant en évolution. Selon certains humanitaires, cette modification de l’idéologie humanitariste a créé une brèche dans les fondements normalement solides de l’impératif humanitaire et cela pourrait annoncer la fin du règne de l’action humanitaire non-gouvernementale. Aujourd’hui, c’est dans l’enceinte de l’espace humanitaire, et particulièrement en Afghanistan, au Darfour et en Irak, que cette situation peut être observée. En effet, les conditions de travail des acteurs humanitaires se sont grandement complexifiées avec l’arrivée de la nouvelle norme de la « responsabilité de protéger » (soit la responsabilité de tous les États de protéger les civils pris dans des conflits armés), qui rend dorénavant légitime la présence de l’acteur militaire dans cet espace. Or, cette présence dans le même espace brouille encore un peu plus la frontière entre humanitaire(s) et militaire(s), leurs rôles et intérêts respectifs étant confondus. L’humanitaire canadien se bureaucratise Un autre phénomène observable depuis la dernière décennie est lié à la bureaucratisation du système de l’aide au développement en général, et de l’humanitaire en particulier. Depuis le débat entourant l’efficacité de l’aide et la Déclaration de Paris approuvée par l’OCDE en 2005, l’administration publique canadienne veut mesurer l’impact des programmes d’aide réalisés à l’étranger. De cette réflexion sur la nécessité de pouvoir faire valoir des effets concrets a émergé la gestion axée sur les résultats. Cette approche de gestion exige notamment l’utilisation d’outils de suivi tel que le cadre logique (plan de gestion et de planification qui définit les objectifs, résultats et indicateurs du projet), ainsi qu’une reddition de comptes complexe, laborieuse et, ultimement, coûteuse, dont l’impact sur l’efficacité de l’aide est largement mis en doute. Il faut aussi noter que comme l’ensemble de l’administration publique, l’humanitaire canadien a été victime du resserrement administratif à la suite du scandale des commandites au tournant des années 2000. Issue initialement des politiques d’aide au développement, cette gestion technocratique s’est largement répandue dans le cycle de gestion de projets du Programme d’Assistance humanitaire internationale (AHI) de l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Aujourd’hui, les organisations canadiennes doivent se plier à l’ensemble de ces procédures administratives et sont maintenant, elles mêmes, très bureaucratisées. Parallèlement, au niveau international, la pression pour améliorer la coordination des opérations humanitaires a généré l’arrivée des clusters. Stimulés par la réforme du système humanitaire, les clusters sont des groupes thématiques et sectoriels à travers lesquels les financements et les opérations des acteurs impliqués dans l’aide internationale se coordonnent. Aujourd’hui reconnu comme le modèle méthodologique dominant concernant la gestion de l’aide, il prône la prise en charge des processus de l’aide par les pays bénéficiaires. L’aide humanitaire canadienne est ainsi, selon les crises, en tout ou en partie dirigée vers ces clusters multilatéralisés, qui font l’objet de critiques en raison, entre autres, des délais occasionnés et d’une certaine perte de contrôle dans l’utilisation des fonds. La confessionnalisation des acteurs humanitaires canadiens Le dernier phénomène se manifeste notamment par l’arrivée récente d’organisations confessionnelles dans le système humanitaire canadien. Si les deux premières tendances décrites ci-dessus s’observent également dans plusieurs autres pays (notamment en Angleterre et en Australie), la confessionnalisation de l’humanitaire est surtout une situation remarquée au Canada. L’identité de la coopération internationale canadienne est certes caractérisée par un passé confessionnel. Cependant, à quelques exemptions près, les ONGs canadiennes ont délaissé leurs racines religieuses dans les années 1980. Mais depuis le retour du gouvernement Conservateur, on note une augmentation importante du nombre d’organisations religieuses parmi les opérateurs canadiens de l’aide humanitaire. Ainsi, on retrouve maintenant une profusion d’organisations religieuses qui sont dorénavant membres du PAGER (Policy and Advocacy Group for Emergency Relief). Le PAGER est un comité ad hoc réunissant les organisations humanitaires canadiennes, le Ministère des Affaires étrangères du Canada (MAECI) et l’ACDI pour des fins de coordination. Aujourd’hui, sur les 28 organisations recommandées par le MAECI, 15 ont des logiques et des fondements religieux, dont une dizaine ont été récemment incluses au groupe (dont le Comité central mennonite, le Confederation of Canadian Christian Schools, l’Agence de développement et de secours adventiste et l’Église presbytérienne du Canada). Avec cette dilution des professionnels canadiens de l’humanitaire, le PAGER semble avoir perdu sa raison d’être. D’un espace de dialogue entre experts pour débattre d’enjeux politiques et opérationnels, celui-ci est maintenant une « liste » des organisations pouvant bénéficier des fonds de l’ACDI. Les conséquences de l’arrivée de ces nouvelles organisations sont encore peu documentées, mais on peut penser que l’humanitaire, déjà soumis aux pressions du politique et du militaire, se voit maintenant confronté à ce prisme d’influence supplémentaire. Ce nouveau phénomène mériterait donc une analyse approfondie pour voir, par exemple, comment ces organisations prennent leurs décisions quant à la sélection des bénéficiaires, des communautés et villages ciblés, des partenaires locaux, du type d’interventions, etc. La question de l’utilisation du financement gouvernemental par des organisations confessionnelles doit également être examinée. Ces enjeux sont fondamentaux en zone de guerre où les facteurs religieux et identitaires fomentent souvent les conflits. Également, l’apparition de nouvelles organisations inexpérimentées est contradictoire avec les conclusions du débat sur l’efficacité de l’aide qui recommandent au contraire de réduire le nombre de partenaires, et de valoriser l’expertise et l’expérience institutionnelles. À travers ces trois phénomènes, l’humanitaire canadien s’institutionnalise davantage et tend à perdre certains des repères dont il disposait. Étant un système relativement jeune comparé à l’humanitaire européen et même américain, il semble donc encore à la recherche de son identité. Alors que le Canada a souvent fait valoir une action internationale à caractère pacifique, on peut s’interroger sur ses stratégies et sa volonté de se doter d’une identité propre et d’une vision concertée concernant ce mode d’action politique incontournable dans les relations internationales d’aujourd’hui. Pour aller plus loin : Le site du Ministère des affaires étrangères du Canada qui présente la liste complète des organisations humanitaires sélectionnées: http://www.international.gc.ca/humanitarian-humanitaire/canadians_help-aide_canadien.aspx?lang=fra L’article du Humanitarian Exchange Article # 23 sur l’aide humanitaire canadien. En ligne : http://www.odihpn.org/report.asp?id=2514 Le site de la réforme du système humanitaire en cours : http://www.humanitarianreform.org/

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