Le défi de la crise migratoire en Méditerranée : réflexion sur la dialectique sécurité, droit et solidarité

Anass Gouyez Ben Allal, chargé de cours aux Masters à la Faculté de Droit de Tanger, 22 juin 2021

Le monde est de plus en plus confronté à des problèmes de sécurité transnationale, telle la crise migratoire en Méditerranée, qu’aucun pays ne peut affronter seul. Le manque de coopération et de solidarité entre les États aggrave ces problèmes et favorise l’apparition de nouveaux défis. C’est ainsi que le bassin méditerranéen s’est converti au cours des dernières années en frontière maritime la plus dangereuse au monde, l’Organisation internationale pour les migrations y ayant enregistré 20 014 décès et disparitions entre 2014 et 2021.

Soucieux de leur sécurité et stabilité socioéconomique, les États européens — et notamment les États riverains — ont déployé des politiques de sécurité restrictives et réactives, au détriment des personnes immigrées et réfugiées. Mais la gestion de cette crise soulève des critiques sur la pertinence de ces politiques et leur compatibilité avec le droit international et européen.

Face à la dialectique sécurité/droit, le concept de solidarité peut-il amener une meilleure réponse à ce dilemme ? La notion de solidarité, qui définit le travail des Nations Unies, rapproche les nations et les peuples afin de promouvoir la paix et la sécurité, les droits humains et le développement.

La gestion de la crise migratoire en Méditerranée : un scandale humanitaire

Le phénomène migratoire est considéré depuis longtemps l’un des grands problèmes sécuritaires en Méditerranée. La précarité économique des pays de la rive sud, le chômage, la croissance démographique, les conflits et les changements climatiques en sont les principales causes.

Ces dernières années, le phénomène s’est aggravé à cause de l’instabilité de certains pays arabes. Les guerres en Libye et en Syrie ont provoqué l’augmentation des vagues de migration vers l’Europe sans précédent. Cette réalité a amené les pays européens et les institutions régionales à sécuriser et militariser les frontières, notamment en rétablissant des contrôles aux frontières de l’espace Schengen, en fermant quelques voies maritimes, en établissant plusieurs camps de réfugiés.e.s et en resserrant la législation nationale sur le droit d’asile.

Les États européens ont externalisé leur responsabilité, à travers la signature d’accords avec les pays de départ, par exemple l’accord entre l’Union européenne (UE) et la Turquie pour bloquer les départs de bateaux de passeurs, et les accords entre l’Italie et l’UE avec la Libye pour la formation des garde-côtes libyens et l’extension de la zone maritime où ils ont l’exclusivité du sauvetage des migrant.e.s.

La gestion des États européens de la crise migratoire en Méditerranée ne cesse d’alimenter le débat. Les États européens sont critiqués directement et indirectement d’être responsables des décès et des disparitions, ainsi que de violations des droits humains.

La fermeture des frontières maritimes oblige les immigré.e.s et les organisations criminelles, comme les passeurs de personnes d’emprunter des voies maritimes aux risques considérables à leur vie. Le refus de sauvetage et d’intervention des organisations non gouvernementales, couplé aux restrictions administratives et judiciaires, a été responsable du nombre élevé de naufrages et de décès. D’autre part, le refus de garantir un débarquement dans les ports a occasionné des violations de droits humains, tels la détention arbitraire, la torture, le trafic des humains et l’exploitation que les migrant.e.s et refugié.e.s subissent à leur retour à la rive sud. Qui plus est, les autorités libyennes, confrontées à un manque de capacité de coordination des opérations de sauvage, ont été obligées de décider qui sauver et qui laisser en mer. Il s’agit alors d’une catastrophe humanitaire de grande ampleur.

Le nombre élevé de décès et de disparitions indique qu’il y a une défaillance dans la gestion de cette crise migratoire. Les conflits, les guerres civiles et l’instabilité politique des États de la rive sud ont fragilisé le contrôle des frontières. En attendant le retour à la stabilité dans ces pays, ce sont les États de l’autre rive qui doivent gérer le dossier. Cependant, l’UE, et notamment les pays riverains de la Méditerranée, ont échoué à trouver des solutions pour atteindre un équilibre raisonnable entre la sécurisation des frontières, la responsabilité internationale de sauver des vies, l’accueil des migrant.e.s et refugié.e.s, et la protection des droits humains.

La responsabilité internationale de prêter assistance et protéger les droits humains des immigré.e.s et réfugié.e.s

La responsabilité des États européens de prêter assistance et de sauver les migrant.e.s en haute mer découle de plusieurs instruments internationaux. En premier lieu, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 est la base juridique principale. Selon son article 98, « tout État doit exiger au capitaine d’un navire battant son pavillon de prêter assistance à quiconque est trouvé en péril en mer, et qu’il doit se porter vite au secours des personnes en détresse s’il est informé qu’elles ont besoin d’assistance ». L’article stipule aussi que « tous les États côtiers doivent faciliter la création et le fonctionnement d’un service permanent de recherche et de sauvetage adéquat et efficace pour assurer la sécurité maritime et aérienne et, s’il y a lieu, de collaborer à cette fin avec leurs voisins dans le cadre d’arrangements régionaux ».

Il s’agit alors d’un devoir humanitaire et d’une obligation juridique absolus et inconditionnels, indépendant des valeurs défendues par les États européens telles que l’ordre public ou l’intérêt général. Alors, le refus de sauvetage, l’empêchement des navires de venir en aide et la non-collaboration pour sécuriser la mer et la vie des migrant.e.s sont considérés des violations flagrantes à ladite Convention.

Les obligations de coopération et coordination des opérations de sauvetage et de venir en aide en mer sont aussi retenues dans la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes (Convention SAR, version 1979), la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (Convention SOLAS) et la Résolution MSC 167 (78) 2004, du Comité de la sécurité maritime sur le traitement des personnes secourues en mer.

Ces instruments, qui concilient la souveraineté des États et la sûreté maritime, fixent des obligations de secours en mer et organisent, sur l’ensemble de la planète, la coordination entre les États par le biais du Centre de coordination et de sauvetage (MRCC, en anglais). Ces accords et instruments ont été maintes fois révisés et améliorés pour tenir compte des nouveaux phénomènes de migration maritime.

Cependant, si ces instruments établissent clairement le devoir de secours en mer des États, ils ne précisent pas quelles sont leurs obligations pour accueillir les personnes immigrées et réfugiées sur terre. Cette lacune crée une grande polémique et divise l’UE sur la responsabilité de l’accueil des immigré.e.s et refugié.e.s.

Afin d’y remédier, des amendements ont été apportés en 2004 aux deux principales conventions maritimes, exigeant que les États permettent le débarquement des personnes secourues en un lieu sûr, et ce, dans un délai raisonnable. Cependant, la lacune persiste puisque ces amendements ne précisent pas si « lieu sûr » signifie forcément le débarquement sur l’un des ports de l’État qui a coordonné le sauvetage. Ainsi, on peut affirmer que selon le droit international, l’État a bien l’obligation de secourir les personnes en détresse et de les conduire vers un lieu sûr, mais non de les amener sur son sol.

En deuxième lieu, le devoir des États européens découle aussi de la réglementation européenne. Une interprétation élargie de l’article 2 sur le droit à la vie et l’article 3 sur le droit à ne pas être torturé de la Convention européenne de droits de l’homme nous permet de constater que le refus de venir en aide, ou le refus qu’un bateau apporte une aide d’urgence, constituent des violations flagrantes à ladite Convention.

D’autre part, le refus par quelques États européens d’accueillir les quotas de demandes d’asile est considéré un déni de solidarité entre les États membres de l’UE. Sur ce point, l’article 80 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) incite les États européens à mettre en œuvre des politiques régies par le principe de la solidarité et le partage équitable de responsabilité lorsque cela est nécessaire.

En guise de résumé, on peut dire que les membres de l’UE n’ont pas réussi à atteindre un équilibre raisonnable entre la prérogative nationale de contrôler l’entrée des personnes sur leur territoire et les exigences de l’État de Droit, les droits humains les plus basiques, le principe de solidarité et la distribution équitable de responsabilité entre les États.

Réflexion finale

Les personnes qui tentent de traverser les frontières sud de l’Europe le font par nécessité, pour fuir la pauvreté et des guerres qui sont en grande partie le résultat d’un ordre international en plein mutation, injuste et inégale. Mais en absence de règles claires, la gestion de l’immigration reste une question d’interprétation et de volonté politique.

Afin de surmonter ce dilemme, le principe de la solidarité se trouve au cœur de la réflexion pour une meilleure organisation des relations internationales. Si la solidarité préventive consiste à prévenir les problèmes mondiaux, la gestion des crises et des catastrophes demande une solidarité active, sinon forcée. En effet, il s’agit d’une solidarité pour des raisons de nécessité partagée, car l’intérêt commun est en jeu. Les États européens doivent miser sur un changement de perspective et adopter une conception cosmopolite de la justice et du droit, et une vision plus expansive de la solidarité — et pourquoi pas, l’élaboration du droit à la solidarité internationale.

Crédit photo : Jim Black, Pixabay

Partenaires

Banque ScotiaMinistère des Relations internationales et de la Francophonie | Québec Faculté de science politique et de droit | UQAM

Institut d’études internationales de Montréal (IEIM)

Adresse civique

Institut d’études internationales de Montréal
Université du Québec à Montréal
400, rue Sainte-Catherine Est
Bureau A-1540, Pavillon Hubert-Aquin
Montréal (Québec) H2L 3C5

* Voir le plan du campus

Téléphone 514 987-3667
Courriel ieim@uqam.ca
UQAM www.uqam.ca

Un institut montréalais tourné vers le monde, depuis 20 ans!

— Bernard Derome, Président

Créé en 2002, l’Institut d’études internationales de Montréal (IEIM) est un pôle d’excellence bien ancré dans la communauté montréalaise. Les activités de l’IEIM et de ses constituantes mobilisent tant le milieu académique, les représentants gouvernementaux, le corps diplomatique que les citoyens intéressés par les enjeux internationaux. Par son réseau de partenaires privés, publics et institutionnels, l’Institut participe ainsi au développement de la « diplomatie du savoir » et contribue au choix de politiques publiques aux plans municipal, national et international.

Ma collaboration avec l’IEIM s’inscrit directement dans le souci que j’ai toujours eu de livrer au public une information pertinente et de haute qualité. Elle s’inscrit également au regard de la richesse des travaux de ses membres et de son réel engagement à diffuser, auprès de la population, des connaissances susceptibles de l’aider à mieux comprendre les grands enjeux internationaux d’aujourd’hui. Par mon engagement direct dans ses activités publiques depuis 2010, j’espère contribuer à son essor, et je suis fier de m’associer à une équipe aussi dynamique et impliquée que celle de l’Institut.

Bernard Derome

« L’ordre mondial, tel que l’on l’a connu depuis la fin de la guerre froide, est complètement bousculé avec des rivalités exacerbées entre les grandes puissances et des impérialismes démesurés. »

– Bernard Derome

Inscrivez-vous au Bulletin hebdomadaire!


Contribuez à l’essor et à la mission de l’Institut !