La tragédie libyenne

Point de vue diplomatique, 2 octobre 2023, François LaRochelle

La terrible catastrophe de Derna dans l’est de la Libye, à la suite de la rupture de barrages causée par des pluies torrentielles, a remis ce pays sous les projecteurs de l’actualité internationale. On découvre une nation divisée, incapable de protéger ses citoyens car désorganisée et minée par les querelles entre dirigeants.

Tout comme l’intervention militaire américaine en Irak en 2003 contre Saddam Hussein, celle des Occidentaux en Libye en 2011, mais sous couvert de résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, a eu des effets dévastateurs qui perdurent.

Dans le contexte des printemps arabes, elle était survenue à l’initiative de leaders européens, notamment du président français Nicolas Sarkozy. Les États-Unis s’y étaient aussi impliqués mais modestement, Obama ayant appris de l’aventure irakienne.

Le Canada y avait participé avec ses avions CF-18.C’était un général canadien qui dirigeait la mission de l’OTAN visant à appliquer les résolutions du Conseil de sécurité de mars 2011. Le Premier ministre Stephen Harper pouvait alors se distinguer d’un prédécesseur, Jean Chrétien, qui avait sagement refusé de participer à la guerre en Irak.

Les motifs pour une intervention militaire en Libye étaient en principe défendables et ne se basaient pas sur de fausses preuves comme en Irak. Il s’agissait de protéger les populations civiles qui se soulevaient contre Kadhafi, particulièrement à Benghazi, deuxième ville du pays.

Il y en avait peut-être d’autres, moins avouables.

Se débarrasser de Kadhafi, l’électron libre de Tripoli, ne chagrinait pas grand monde. De mettre la main sur le pétrole pour leurs compagnies nationales ne devait pas être non plus totalement absent des esprits. Les opérations militaires essentiellement aériennes permettaient de limiter les dégâts pour les forces de l’OTAN.

Au régime autoritaire de Kadhafi devait idéalement succéder démocratie, respect de la règle de droit, des droits de la personne et autres vertus. Du moins c’était le projet.

Des Libyens de l’opposition en exil et des responsables qui avaient fait défection, regroupés au sein d’un Conseil national de transition (CNT), étaient impliqués dans cette démarche. Ils avaient un programme de transformation du pays, préparé par des consultants. Il fut présenté dans les capitales et lors de nombreuses conférences internationales.

Pourtant il ne fallait pas être un grand expert de la région pour émettre des doutes sur la réalité de ce beau projet dans un pays de nature tribale, tenu en laisse depuis des décennies par le « guide de la révolution » avec comme seule gouvernance un soi-disant pouvoir des masses décrit dans son « Livre vert ». La « Jamahiriya » se résumait en fait à Kadhafi, quelques proches issus de sa tribu, et sa famille. Les infrastructures politiques normales d’un État n’existaient pas.

L’élimination violente de Kadhafi et de son régime fut rapidement suivie par les visites de leaders occidentaux venus parader en libérateurs à Tripoli. Tous firent des promesses d’assistance puis passèrent à autre chose. Les tentatives pour installer des institutions de gouvernance et réconcilier le pays tel qu’envisagé par les présentations du CNT échouèrent, minées par les ambitions personnelles et le chaos.

La Libye tomba graduellement dans une spirale de règlements de comptes, de conflits entre régions et tribus pour le contrôle du territoire ou de ressources. Les milices s’affrontaient avec de l’armement reçu de l’OTAN parachuté à l’origine pour lutter contre Kadhafi.

L’instabilité chronique, particulièrement dans la capitale, amena son lot de victimes civiles et de destructions. Les ambassades évacuèrent leur personnel. Pendant tout ce temps l’ONU n’a pas ménagé ses efforts pour essayer de rapprocher les adversaires, favoriser la mise en place de structures politiques et organiser des élections. Mais jusqu’à maintenant les succès sont minces.

En 2023 on se retrouve donc avec un gouvernement internationalement reconnu à Tripoli mais dont l’autorité est limitée territorialement à l’ouest du pays.

Dans l’est, c’est un ancien général de Kadhafi, Khalifa Haftar, qui contrôle la région, soutenu par la Russie, l’Égypte et les Émirats arabes unis. Un personnage ambitieux aux allégeances changeantes qui en 2019, après avoir mis le grappin sur l’est du pays, a tenté en vain de prendre Tripoli avec l’aide des mercenaires russes du groupe Wagner. Il s’est retiré depuis à Benghazi, se concentrant sur l’enrichissement de sa famille et la promotion de deux de ses fils pour un éventuel retour sur la scène nationale. C’est sur ce potentat régional que repose l’avenir des habitants de Derna faute de pouvoir central.

Aujourd’hui les Libyens continuent donc de subir les décisions de dirigeants internationaux qui croyaient bien faire il y a douze ans mais ont ouvert une boite de Pandore tragique.

Sciemment? Par ignorance? Par ambition personnelle? Pour se débarrasser ultimement d’un Kadhafi encombrant? Un peu de tout cela sans doute. Y avait-il d’autres options à leur disposition à part l’usage de la force militaire? Peut-être pas, compte tenu du contexte de l’époque. Il aurait fallu cependant mieux planifier l’après-Kadhafi et mettre en place une stratégie plus réaliste. En désarmant les milices et en intégrant rapidement leurs membres dans l’armée nationale par exemple. Il aurait fallu utiliser les ressources pétrolières pour réorganiser l’économie du pays, encourager l’investissement dans l’éducation, la santé et donner du travail.

Mais pour cela il fallait des institutions qui n’existaient pas.

En éliminant d’un coup le dictateur honni, toutes les divisions de ce pays à l’histoire compliquée evenaient à la surface. Elles furent exploitées par des dirigeants peu scrupuleux. Sans oublier l’influence d’extrémistes musulmans, avec Al Qaïda et Daech dans l’est de la Libye.

Les espoirs de la population libyenne étaient énormes en 2011. Beaucoup de leurs leaders et la communauté internationale n’ont pas fait leur travail pour les réaliser. Espérons que les images de Derna, détruite en partie, auront un effet salutaire pour l’avenir de la Libye. Une nation qui a assez souffert. Mais qui malheureusement n’est pas la seule en cette époque troublée.


Auteur

François LaRochelle est fellow de l’Institut d’études internationales de Montréal. Au cours de sa carrière de diplomate il a notamment été en poste à Damas et au Liban (1990-1993) et affecté deux fois au Caire, entre autres comme Chef de mission adjoint (2003-2006). Il a occupé diverses fonctions à l’administration centrale à Ottawa, incluant au Bureau du Conseil Privé-Secrétariat de la politique étrangère et de la défense.

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