La société civile tunisienne entre le marteau et l’enclume !

Mohamed Anoir Zayani, candidat au doctorat en droit à l’UQAM, 30 octobre 2023

L’espace civique se resserre de plus en plus en Tunisie avec le recul des droits humains. Le président Saeid semble déterminé à faire diminuer le rôle de la société civile, seul opposant véritable à son règne qui reste actif et influent aujourd’hui. Le président a su, à travers son discours populiste et haineux, comment diviser l’opinion publique et l’alimenter contre l’élite politique issue du processus transitionnel pour pouvoir instaurer un régime autocratique. La menace liberticide qui plane sur la société civile, l’un des derniers acquis de la révolution qui existe jusqu’à aujourd’hui, a été observée non seulement par les acteurs internes, mais aussi par les acteurs internationaux. Même le Parlement européen, qui se prononce rarement sur la situation en Tunisie, a voté le 16 mars 2023, une résolution dans laquelle il expose ses préoccupations, quant aux atteintes à la liberté d’expression et d’association.

Les menaces s’accentuent au niveau interne

Cette menace commence de plus en plus à prendre une forme concrète. Une proposition législative (n°27-2023) a été déposée, le 10 octobre 2023, auprès de la haute chambre du parlement et dont l’objet est l’organisation des associations. Cette proposition, déposée par des députés alliés du Président, annonce le basculement de la logique actuelle qui gouverne l’organisation des associations, vers une logique de contrôle des activités, mais surtout du financement. La proposition législative garde, à priori, le régime de déclaration pour la constitution des associations. Il inscrit, cependant, dans les procédures relatives à la constitution des filières des organisations non gouvernementales étrangères, la nécessité d’avoir une autorisation de la part du ministère des Affaires étrangères (article 8). Cette exigence pourra avoir des incidences sur la capacité des organisations étrangères à s’implanter en Tunisie. On rappelle, que le financement des organisations de la société civile tunisienne provient, dans une large mesure, à travers les agences des organisations étrangères implantées dans le pays et les financements directs provenant des sièges que ces organisations se trouvant à l’extérieur de la Tunisie sont relativement minimes et sont souvent confrontés aux mesures restrictives, et parfois excessives, imposées par la lutte contre le blanchiment d’argent. Ainsi, limiter la capacité des organisations étrangères à financer les organisations de la société civile locales est l’un des points les plus inquiétants de cette initiative législative.

Rappelons que le cadre juridique actuel, représenté essentiellement par le décret-loi 88 relatif aux associations, est un cadre libéral, dont la conception a été faite essentiellement par la société civile elle-même. Cela peut expliquer la légitimité renforcée de ce texte intouchable aux yeux de la société civile tunisienne, qui a permis l’épanouissement de l’espace civique et ce, que de points de vue du nombre des associations, leurs domaines d’action et la diversification des sources de financement. La pierre angulaire du cadre juridique consiste à la mise en place d’un régime de déclaration dans la constitution des associations qui permet la constitution automatique de l’association deux mois après le dépôt de son dossier auprès du service compétent. Ce régime, encore en vigueur, remplace le régime d’autorisation, qui existait avant la Révolution tunisienne de 2011 et qui ne permettait pas la constitution des associations sans la permission explicite de l’administration.

Des menaces accentuées par un contexte régional marqué par de hautes tensions

Mis à part le facteur de politique interne qui est en mesure de pousser l’espace civique vers un resserrement potentiel, la conjoncture politique régionale n’est pas des plus favorables pour que la société civile puisse avoir les moyens et l’assistance nécessaires pour pousser les menaces liberticides du nouveau régime autocratique. En effet, le régime tunisien actuel se veut très proche notamment de l’Algérie et de l’Égypte, deux modèles de contre révolutions et où l’espace civique est presque inexistant. De plus, l’instabilité persistante en Libye et la montée de l’extrême droite en Italie ont fait centrer les débats plus sur la question migratoire que la question démocratique. Mis à part les premières condamnations des mesures prises par le Président Saeid le 25 juillet 2021, et qui n’ont pas été suivies par des mesures concrètes, le ton est aujourd’hui à la baisse. L’Union européenne signe le 11 juin 2023 avec la Tunisie un partenariat stratégique renforcée qui comporte un chèque de 900 millions d’euros, et dont le but est, entre autres, de lutter contre la migration clandestine en Méditerranée. L’Union européenne semble trouver un nouveau Ben Ali capable de bien garder ses frontières sud.

Ainsi, l’Union européenne, premier partenaire technique et financier de la société civile tunisienne, se retrouve plus proche du régime autocratique que de ses opposants. Cette situation a tendance à se perpétuer dans un contexte géopolitique régional en haute tension. Ce contexte marqué par l’invasion de l’Ukraine, les coups d’État hostiles à la présence étrangère dans les pays du Sahel ainsi que l’agression contre le peuple palestinien à Gaza, emmènent le regard des partenaires traditionnels et historiques de la Tunisie ailleurs, et c’est notamment le cas de la France et des États-Unis. Ces deux partenaires pourraient éventuellement diminuer leurs soutiens technique et financier apportés en faveur du renforcement de la société civile locale à cause des dépenses imprévues imposées par les nouvelles urgences dans la région. Cela ne pourrait que contribuer à mettre la société civile dans une situation de vulnérabilité face aux mesures liberticides imposées par le régime en place. Le Canada, même s’il n’est pas un partenaire stratégique de la Tunisie, a contribué à la mise en place de 23 projets de développement depuis 2014, la plupart étant terminés ou en phase de finalisation. Aujourd’hui, la position du gouvernement canadien est assez critique face au recul de la situation des droits et des libertés en Tunisie depuis le 25 juillet 2021. Dans ce sens, le Canada a pesé de son poids pour le report du sommet de la Francophonie de 2021 en Tunisie, en raison de la situation politique dans le pays.

Ce contexte politique international ne peut qu’aggraver la situation de la société civile tunisienne, dernier bastion de la lutte contre un retour à la dictature. Après un tiraillement assez intense entre les deux pôles de domination régionaux à savoir le pôle Turc-Qatari et celui de l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte, la Tunisie semble rejoindre petit à petit sa place traditionnelle à côté de ces derniers, hostiles à tout espace civique libre et démocratique.


Auteur

Mohamed Anoir Zayani, candidat au doctorat en droit à l’UQAM

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