La recherche universitaire en coopération internationale : défis et enjeux
Jade St-Georges (Faculté des sciences de l’administration, Université Laval), 24 octobre 2022
Une manière de contribuer au secteur de la coopération et de la solidarité internationale est via la recherche. Dans un monde idéal, la recherche et la pratique sont deux univers qui devraient se côtoyer de près, mais trop souvent ces deux univers évoluent en silo. Ce constat n’est pas propre au secteur de la coopération internationale, bien au contraire. Effectivement, tant les individus du monde académique que du secteur pratique sont soumis à des impératifs et pressions distincts, alors que tous et toutes gagneraient à travailler conjointement. Cela est un des premiers constats que les nouvelles personnes chercheuses font en entamant leur cheminement universitaire avec l’idéal de contribuer concrètement. Ce texte cherche donc à partager des tensions et remises en question qu’une personne étudiante-chercheuse — comme la présente autrice — peut rencontrer dans un processus de recherche, mais également des pistes de sens à explorer.
Cette réflexion s’inscrit également dans une remise en question plus large sur les pratiques du secteur de la coopération internationale, tant pour ceux et celles qui y travaillent que pour ceux et celles qui font de la recherche sur le domaine. Le dernier Sommet mondial sur l’action humanitaire en 2016 a d’ailleurs soulevé la nécessité de travailler autrement, invitant à une transformation des pratiques pour s’engager vers un renversement des pouvoirs, en passant par des pratiques et approches plus égalitaires entre les Nords et les Suds. C’est dans cette logique que les recherches dans le secteur devraient elles aussi s’engager dans des approches théoriques et méthodologiques qui permettent de reconnaître l’apport des différent·e·s acteurs et actrices du secteur — d’autant plus celleux des Suds — et lutter contre la perpétuation de l’épistémicide qui éradique et invisibilise les savoirs des communautés silenciées.
Il est d’abord important de contextualiser cet article : il est rédigé par une étudiante bénéficiant du privilège blanc, ayant fait l’ensemble de son parcours universitaire dans une université canadienne, et ayant réalisé une maîtrise professionnelle en développement international. De plus, l’autrice est — au moment d’écrire ces lignes — dans un processus de collecte de données en Bolivie dans le cadre de sa thèse en gestion de la coopération internationale qu’elle souhaite réaliser dans une approche féministe, collaborative, et autant que possible consciente et sensible aux rapports de pouvoirs persistants.
Défis et enjeux de la recherche
Un premier enjeu est celui du temps. La recherche dans une perspective collaborative ou participative implique de facto de permettre aux organisations de s’impliquer aux différentes étapes de la recherche. Or, cette implication qui débouche sur des recherches qui s’étendent davantage dans le temps demande un investissement de temps plus important pour la personne chercheuse et pour les membres des organisations participantes qui doivent donc insérer dans leurs agendas déjà bien remplis davantage de rencontres et d’échanges avec l’équipe de recherche, en plus de la relecture de document qu’il n’y aurait pas dans des recherches plus traditionnelles. Ainsi, comment permettre l’implication des organisations participantes pour leur permettre une plus grande place dans la recherche sans les surcharger ?
Un deuxième enjeu est celui des contextes variés. Ce qui est une richesse du secteur de la coopération internationale implique également que la personne chercheuse développe une connaissance relativement fine des contextes — notamment sociaux, culturels, économiques, politiques et démographiques — dans lesquels évoluent les organisations de coopération internationale participantes. Cette richesse implique toutefois du temps de la part de la personne chercheuse, ce qui devrait notamment impliquer un ou des séjours sur le terrain. Certes, la mobilité a des impacts différents selon le profil des personnes chercheuses, par exemple pour celles qui ont des responsabilités familiales.
Un troisième enjeu est celui de la priorisation des questionnements et l’adéquation avec les programmes de recherche. Notamment dans le cas de programmes d’études doctorales qui invitent les personnes étudiantes-chercheuses à suivre un processus bien défini et campé où il peut être ardu de prendre contact avec une organisation collaboratrice dès le début du processus pour s’entendre sur les questions prioritaires et permettre le développement d’une recherche arrimée à la fois aux intérêts et aptitudes de recherche de la personne chercheuse, aux besoins concrets des organisations sur le terrain, et des personnes qui évoluent autour de celles-ci. L’idéal du dialogue entre la recherche et le terrain est donc très relatif à la latitude que lui permet l’environnement universitaire.
Un quatrième enjeu est celui de la reconnaissance du travail des personnes collaboratrices, enjeu très lié au cinquième et dernier enjeu identifié, celui des ressources. L’enjeu de la reconnaissance du travail des collaborateurs et collaboratrices est d’autant plus fondamental lorsque la recherche est faite avec des personnes membres de groupes socialement et historiquement marginalisés. Comment éviter que le secteur académique s’approprie les réflexions et le travail — notamment intellectuel — des personnes collaboratrices qui travaillent sur le terrain tout en protégeant le principe de confidentialité souvent nécessaire pour leur protection, selon les contextes ? Par ailleurs, dans le cas de personnes étudiantes-chercheuses ne bénéficiant pas de financement, il est très compliqué, voire impossible, de compenser financièrement le temps et le travail des personnes collaboratrices. Il faut donc tenir pour acquis que le temps des personnes travaillant dans les organisations et s’impliquant dans des projets de recherche est inclus dans son temps de travail et donc payé par l’organisation en question. Si dans plusieurs cas cela peut faire sens, il faut faire attention et reconnaître que cela pourrait donner lieu à une surcharge si ce temps n’est pas officiellement reconnu dans la tâche des personnes et donc pourrait amener les personnes à travailler des heures supplémentaires. Cela est paradoxal avec une perspective de recherche qui se veut féministe et sensible aux rapports de pouvoir, soit qui invite à reconnaître le travail invisible, souvent réalisé par les femmes et personnes en situation de marginalisation.
Pistes et opportunités à explorer
Il y a tout de même des pistes pour donner un sens à ces tensions et les résoudre en partie. Une première est de voir la recherche comme une opportunité de part et d’autre d’établir des contacts et des relations de solidarité entre la recherche et la pratique. Une autre piste est de valoriser l’ouverture aux contextes divers comme étant un processus d’empathie envers l’autre partie et une occasion de dialoguer pour établir des mécanismes d’entraide et de codéveloppement. Une autre piste découlant de ces dialogues est l’établissement de priorités conjointes et de questionnements à approfondir, ce qui peut se faire une étape à la fois. Ainsi, une manière de rentabiliser le temps investi par les personnes chercheuses et les professionnelles de la pratique est le développement d’une collaboration qui s’inscrit dans le temps et qui reconnaît que l’idéal non atteint dans le cadre d’un premier projet pourra aller un peu plus loin dans un prochain projet. Cela peut mener par le fait même à une plus grande relation de confiance et d’empathie entre les deux parties. Finalement, relativement aux ressources, une piste peut être de réfléchir à d’autres ressources que financière lorsque celles-ci ne sont pas disponibles. Nous pouvons notamment penser aux partages d’expertise, aux réseautages, à l’échange de service, etc. Le partage des nouvelles connaissances est en soi une ressource qui peut bénéficier aux différentes parties prenantes de la recherche.
Pour conclure, bien qu’elles représentent deux mondes qui semblent évoluer chacun de leur côté, la recherche et la pratique ont intérêt à joindre leurs forces puisqu’elles baignent dans des enjeux similaires. Pensons notamment aux pressions de performance, aux tensions découlant des processus participatifs, à la gestion par projet limitant la portée holistique des actions, etc. Dans une perspective sensible aux rapports de pouvoir, tant le secteur académique que celui de la pratique font face à des critiques les invitant à sortir des logiques et relations extractivistes avec les sujets et sujettes au centre de leurs activités. Or, une collaboration entre les deux milieux peut faciliter la proposition et la matérialisation de pratiques sensibles aux rapports de pouvoir, notamment coloniaux. Si d’une part la recherche peut faciliter la documentation et la modélisation de pratiques porteuses et appuyer les revendications des organisations de coopération internationale ; les organisations d’autre part occupent une posture clé pour la recherche universitaire désirant contribuer à lutter contre la perpétuation des inégalités dans le secteur de la coopération internationale sans en être déconnectée. Sans oublier que — étant donné cette proximité — l’adoption de posture féministe, intersectionnelle et à intention décoloniale en recherche peut nourrir et appuyer l’intégration de telle perspective au sein des organisations.
Auteure:
Jade St-Georges, candidate au doctorat en gestion de la coopération internationale, Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval
Jade St-Georges est doctorante en gestion de la coopération internationale à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval où elle est également auxiliaire de recherche et enseigne sur les enjeux d’équité, diversité et inclusion et l’intégration d’une perspective de genre dans les projets de coopération internationale.
Crédit photo: Nafisa Ferdous (CCAFS) CC B.Y. 2.0