La PAIF et l’autonomisation économique des femmes: une indépassable connivence?

Victoria Brodeur, diplômée du BRIDI de l'UQAM et étudiante au certificat en coopération et solidarité internationales de l'UdeM, 4 avril 2022

Il y a près de cinq déjà, le gouvernement Trudeau lançait la Politique d’aide internationale féministe (PAIF) du Canada. En message d’ouverture, la ministre du Développement international et de la Francophonie de l’époque, Marie-Claude Bibeau, annonce d’emblée que la politique émerge d’une volonté de « recentrer l’aide internationale du Canada sur les personnes les plus pauvres et les plus vulnérables ainsi que sur les États fragiles ». On comprend donc que la PAIF, focalisée sur l’égalité des genres et le renforcement du pouvoir des femmes et des filles, positionne celles-ci comme un point névralgique « non seulement en matière de justice, mais également d’économie », pour reprendre les mots de la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland. « Nous savons que le renforcement du pouvoir des femmes, à l’étranger et ici au pays, permet d’accroître la prospérité des familles et des pays », poursuit-elle.

Malgré qu’elle s’autoproclame audacieuse et novatrice, la PAIF, en faisant de l’autonomisation économique des femmes le moteur central non seulement de leur autonomisation tout court, mais aussi du développement, s’inscrit plutôt dans une tendance beaucoup plus large dans laquelle s’associent de nombreux États du Nord global, comme la Norvège, la Suède, l’Australie, les États-Unis ou encore le Royaume-Uni, qui utilisent des approches axées sur le genre pour soutenir leurs politiques étrangères et de sécurité. Ces approches se situent de manière prépondérante dans le giron du féminisme néoliberal, ou « féminisme de marché », qui s’imbrique lui-même dans le paradigme dominant du développement tel que promu par les Objectifs de développement durable des Nations Unies, lesquels tendent à faire de la croissance économique le fondement du progrès social

L’autonomisation économique des femmes : tremplin ou fossé?

En mettant de l’avant une vision du développement qui accorde la primauté aux aspects individuels et économiques de l’émancipation des femmes, la PAIF contribue ainsi à une hiérarchisation de leurs droits. L’accent mis sur les droits à l’accès au travail, à la propriété, au financement, et à la santé sexuelle et reproductive pointe vers le but sous-jacent d’ouvrir la voie à la participation des femmes au marché. Cela ne signifie pas que la PAIF ne fait pas mention d’autres dimensions de l’autonomisation des femmes, mais plutôt que ces dimensions tendent à être mesurées à travers une lentille économique, voire à lui-être subordonnées.

Selon la PAIF, « [l]a croissance inclusive est la croissance au service de tous », et elle n’est « pas possible sans la pleine et égale participation des femmes en tant qu’acteurs économiques ». Comme le relève la professeure et chercheuse Laura Parisi, cette logique réduit les femmes à des objets, ou instruments, du développement, en plus de dénoter une vision étroite de la pauvreté et de l’autonomisation. Accroître la participation des femmes au marché du travail peut, en plus de renforcer la pauvreté économique, accentuer d’autres dimensions de la pauvreté (environnementale, par exemple) et porter atteinte aux droits humains. Les femmes peuvent également trouver des formes d’émancipation qui s’écartent de la seule préoccupation économique, comme en quittant un foyer financièrement aisé où elles vivent de la violence.

C’est sans compter que confondre la pauvreté des femmes et les inégalités de genre –et la tendance à adresser les inégalités de genre dans la mesure où elles affectent la pauvreté des femmes est un raccourci trompeur, attendu que les inégalités de genre transcendent les classes sociales. Si la PAIF se dit intersectionnelle et reconnaît que les femmes peuvent vivre des discriminations sur la base de « leur race, leur origine ethnique, leur religion, leur langue, leur orientation sexuelle, leur identité sexuelle, leur âge, leurs compétences ou leur statut d’immigrante ou de réfugiée », elle ignore les rapports de pouvoir qui construisent les inégalités et fait référence à l’intersection de différentes catégories identitaires qui s’ajoutent au genre plutôt qu’à celle de systèmes d’oppression. Accorder la priorité aux dimensions individuelles et économiques de l’émancipation des femmes ignore les structures de pouvoir qui produisent et soutiennent les inégalités, à commencer par le rôle du capitalisme néolibéral et du Canada dans son maintien.

Vers une aide internationale féministe plus… féministe

Se focaliser avant tout sur l’autonomie économique des femmes peut certes être sujet à caution, mais cela ne signifie pas que la dimension économique n’a pas sa place dans le discours sur le féminisme et l’aide internationale. Au contraire, la fécondité des discussions qui entourent la PAIF est une occasion en or de sortir de cette impasse. Dans cette optique, Oxfam Canada a émis des recommandations pour guider les politiques d’aide internationale féministes vers des horizons plus prometteurs.

D’abord, les politiques comme la PAIF se doivent d’aborder les causes structurelles et sociales des inégalités économiques, tout comme en concevant l’autonomisation économique des femmes comme une fin en soi, et ainsi cesser de réduire les femmes à de simples instruments du développement. Autrement dit, on passe d’une rhétorique d’« avancement des droits des femmes pour mener au développement économique » à d’« avancement des systèmes et des processus économiques pour assurer l’émancipation et les droits des femmes ». Les femmes doivent être traitées comme des sujets qui exercent leur agentivité sur leurs propres circonstances de même que sur les structures de pouvoir qui les subordonnent. Ces politiques doivent, de surcroît, promouvoir et investir dans les organisations féministes et, de fait, valoriser les savoirs et les expériences des femmes dans leurs communautés. Elles doivent adopter une perspective intersectionnelle en prenant compte la diversité des expériences, des oppressions et du pouvoir d’agir des femmes. Enfin, cette diversité doit se refléter dans les données recueillies afin d’évaluer et de comparer l’impact des programmes d’action dans ces multiples contextes. Pensons à la façon dont recueillir des données non ventilées selon le sexe sur une population peut camoufler d’importantes différences entre les réalités des femmes et des hommes, et ainsi laisser croire à tort que celles et ceux-ci bénéficient de manière équivalente des programmes en place. Encore à ce jour, les données ventilées selon le sexe sont souvent rares, éparses ou désuètes, voire inexistantes. Pour élaborer des politiques féministes qui répondent adéquatement aux réalités des femmes dans leur diversité, il faut pourtant aller au-delà, en veillant à ce que les données reflètent, par exemple, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, le handicap, le statut migratoire, ou encore l’appartenance ethnique.

Il va sans dire que la PAIF, malgré ses torts, a permis d’améliorer les circonstances d’innombrables personnes et de leurs communautés. Toutefois, cinq ans après son adoption, une réflexion s’impose, et il suffit simplement de tendre l’oreille pour voir se dessiner des pistes de solution. Après tout, l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes –au sens large– sont-elles réellement possibles si on continue de passer sous silence ses contradictions?

Crédit photo: Cristiana Franzini

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