La migration haïtienne en Amérique du Sud, un phénomène croissant et préoccupant

François de Montigny, conseiller en investigation et droits humains, CECI Bolivie, 30 janvier 2023

Chevauchant la frontière entre le Pérou et la Bolivie, la petite ville de Desaguadero n’attire pas les foules de touristes comme certaines de ses voisines autour du lac Titicaca. On y trouve bien quelques restaurants et, les mardis et vendredis, une feria où se bousculent les marchands de vêtements, mais sans plus. Et à une altitude de plus de 3800 mètres au-dessus du niveau de la mer, les nuits y sont souvent glaciales.

Pourtant, on peut y rencontrer des gens de Colombie, du Venezuela, d’Haïti, de Guinée, du Sénégal, d’Érythrée, d’Inde et de la Sierra Leone.

Desaguadero est en effet un point de passage important pour les migrant.e.s qui traversent la Bolivie en provenance du Brésil ou du Chili pour se rendre au Pérou et, par la suite, continuer vers le Nord, avec bien sûr comme objectif les États-Unis ou le Canada. Si la migration en provenance de pays d’Amérique du Sud à destination de l’Amérique du Nord n’est pas un phénomène nouveau, la migration dite extracontinentale, c’est-à-dire les flux migratoires de personnes provenant de pays hors des Amérique, est un phénomène qui prend énormément d’ampleur depuis les dix dernières années dans le continent sud-américain. Parmi ces migrant.e.s, les Haïtien.e.s sont aujourd’hui parmi les plus nombreux.euses, et leur situation particulière les expose à des problèmes et abus de toutes sortes.

On croise ainsi dans les rues de La Paz, El Alto et des autres grandes villes boliviennes de nombreuses personnes migrantes d’origine vénézuélienne. Celles-ci peuvent entrer en Bolivie sans avoir besoin de visa et bénéficient d’une certaine clémence de la part des autorités. De plus, étant donné l’ampleur de la migration vénézuélienne sur le continent, de nombreuses organisations humanitaires ont mis en place depuis quelques années des projets spécifiquement destinés à leur venir en aide. La situation de ces gens n’est pas pour autant facile (la clémence des autorités étant toute relative), mais elle est au moins connue et reconnue.

La migration extracontinentale, un défi particulier

Pour les ressortissant.e.s haïtien.n.e.s, les circonstances sont toutes autres. Dans le cadre de mon travail auprès du CECI Bolivie, j’ai mené une enquête sur la situation des migrant.e.s haïtien.ne.s qui traversent le pays, afin de mieux comprendre quels sont leurs besoins et les défis auxquels ils et elles font face pendant leur passage en Bolivie. Il fut extrêmement difficile de rencontrer ces personnes sur le territoire bolivien, malgré de nombreux efforts. Même constat en faisant le tour des organisations d’aide aux personnes migrantes dans la région de La Paz : les migrant.e.s haïtien.ne.s ne font pratiquement jamais appel à leurs services, et résistent à toute tentative d’approche. Pourtant, j’ai pu constater par moi-même que dans la seule ville de Desaguadero, entre 10 et 40 Haïtien.ne.s s’embarquent chaque jour dans des autobus en direction de Lima pour continuer vers le Nord, ce qui représenterait au moins 5 000 personnes par année. Avec la situation en Haïti qui se détériore de jour en jour, il serait plus qu’étonnant que ce flux migratoire diminue au cours des prochains mois.

La vulnérabilité de ces personnes et la précarité de leur situation font en sorte qu’établir un rapport de confiance avec elles ne se fait pas sans difficulté. Tous et toutes craignent la prison ou la déportation, et sont donc peu enclins à répondre à des questions sur les conditions de leur passage et à engager la discussion. Qui plus est, les coyotes (passeurs) sont toujours dans les parages, et ne voient pas la présence des organisations humanitaires d’un bon œil.

En effet, étant donné qu’il est difficile, voire impossible, pour les migrant.e.s haïtien.ne.s d’entrer en Bolivie de façon légale, ils et elles sont forcé.e.s de faire appel à des passeurs avant même de traverser la frontière. Facilement identifiables en raison de leur langue maternelle et de leur origine ethnique, ces gens doivent se cacher, voyageant de nuit dans des moyens de transport inconfortables et peu sécuritaires, sans nourriture suffisante, sans installations sanitaires décentes. Et, surtout, sans aucun recours en cas de problème.

Migration irrégulière, dangers décuplés

Le passage en Bolivie pour une personne en situation irrégulière présente de nombreux dangers. Pour ceux et celles qui n’y sont pas préparé.e.s, le froid et l’altitude de l’Altiplano bolivien peuvent s’avérer très dangereux, particulièrement si l’on monte depuis les plaines de l’est du pays rapidement et sans s’acclimater. Mais c’est surtout l’absence de statut légal qui est à la source des plus grands défis. Comme me l’a expliqué un migrant rencontré du côté péruvien de la ville de Desaguadero, durant tout leur séjour en Bolivie, les membres du groupe dans lequel il se trouvait n’avaient jamais été dehors à la vue de tous ; il fallait constamment se cacher, éviter les villes, et ainsi rester à la merci des passeurs. Ceux-ci profitent évidemment de la situation pour leur soutirer un maximum d’argent en exigeant constamment de nouveaux paiements, ce qui fait en sorte que nombre de migrant.e.s se voient délesté.e.s d’une grande partie de leurs économies dans ce qui n’est pourtant que la deuxième ou troisième étape d’un long et périlleux voyage.

L’extorsion par les différentes autorités boliviennes est aussi fréquente. Quelques personnes ayant accepté de témoigner de leur traversée du pays ont raconté que les bus dans lesquels elles voyageaient étaient souvent arrêtés par des policiers, qui les laissaient continuer en échange de 50 USD par passager. D’autres fois, les passeports sont confisqués en échange de sommes plus importantes. Sans compter que le trafic humain est, en Bolivie comme ailleurs, étroitement lié à l’exploitation à des fins sexuelles ou de travail. Les Haïtiens et Haïtiennes qui traversent la Bolivie ont donc toutes les raisons de se cacher, mais cette quasi-invisibilité ne les rend qu’encore plus vulnérables, car à l’abri des regards.

Les migrant.e.s à statut irrégulier ont partout mauvaise presse, de Desaguadero au chemin Roxham. N’oublions pourtant pas que ces personnes tentent d’échapper à des situations invivables dans lesquelles le futur ne présente aucune opportunité sinon la pauvreté, la violence et l’insécurité. Plus encore, le voyage qu’ils et elles entreprennent pour se rendre en Amérique du Nord est immensément périlleux, et ceux et celles qui se rendent à nos frontières ont traversé des épreuves que nous ne pouvons qu’imaginer. Voilà pourquoi le Canada doit continuer à traiter toutes ces personnes de façon juste et équitable, selon les accords internationaux que nous avons signés, comme la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés de 1951, le Pacte mondial sur les migrations de 2018 ou encore la Déclaration de Los Angeles sur la migration et la protection de 2022, mais aussi selon les principes de base d’un état de droit, selon lesquels les droits fondamentaux d’un individu doivent être respectés par le pouvoir politique peu importe son allégeance. Ces personnes méritent, au-delà de notre sympathie d’être traitées avec la dignité et le respect qui leur est dû, et comprendre d’où elles viennent et ce qu’elles ont vécu est un premier pas essentiel dans cette direction.


François de Montigny, conseiller en investigation et droits humains, CECI Bolivie, Titulaire d’un doctorat en philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Crédit photo : François de Montigny

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