Justice climatique féministe en coopération internationale : brèves réflexions sur les implications conceptuelles et les initiatives plurielles
Blogue Un seul monde, Katherine Robitaille, Ingrid Flora Zanou, 19 février 2024
La crise climatique est vécue de façon disproportionnée à travers le monde. Les populations les moins responsables de la crise climatique en sont les plus vulnérabilisées par les effets – des effets qui exacerbent les inégalités déjà présentes – en plus d’être les plus désavantagées pour déployer des initiatives pour y faire face. Les réalités différenciées se manifesteraient également au sein des populations, car elles les affectent inégalement en fonction de l’intersection des systèmes d’oppression (tels que le sexisme, colonialisme, âgisme, etc.). Par exemple, le nombre de décès lors de catastrophes climatiques est 14 fois plus élevé chez les femmes. Comme le soulignent Yvette Onibon Doubogan et ses collègues, les effets des perturbations climatiques se répercuteraient également, par exemple, de façon plus marquée chez les femmes plus âgées et les femmes-cheffes de ménage, notamment en raison de leurs rôles et tâches sociales. Elles seraient, d’autant plus, souvent exclues des différents organes consultatifs et décisionnels en matière de climat malgré la richesse de leurs savoirs, connaissances, expériences, activisme et leadership.
Pour lutter contre ces enjeux, la justice climatique, une perspective qui reconnaît notamment les effets disproportionnés et les responsabilités communes, mais différenciées, de la crise climatique sur les populations, prend de plus en plus d’importance en coopération internationale. Bien qu’une diversité d’approches théoriques, méthodologiques et pratiques se fait connaître autour de la justice climatique, les initiatives qui luttent contre la crise climatique en coopération internationale sont généralement abordées de manière fragmentée, sans forcément adopter une approche de justice climatique. En effet, elles prennent rarement en compte l’intersection des systèmes d’oppression et de privilèges, créant ainsi des paradoxes entre le discours et la pratique, d’autant plus que des biais et des angles morts dans les transformations sociales et climatiques souhaitées. Réfléchies pour atteindre des solutions généralement techniques et managériales, les initiatives de lutte contre la crise climatique, dont celles en coopération internationale, occultent généralement les rapports de pouvoir, les racines structurelles des inégalités climatiques et la diversité des savoirs, connaissances et expériences des personnes les premières concernées.
Par conséquent, les perspectives féministes de la justice climatique semblent permettre d’explorer des pistes pour favoriser des initiatives qui reconnaissent les rapports de pouvoirs aux croisements de la coopération internationale et de la crise climatique. En ce sens, de brèves réflexions sur les considérations conceptuelles et les initiatives plurielles sont explorées dans ce texte. Avant tout, nous reconnaissons que ces lignes sont écrites depuis nos positions sociales, ontologiques et géographiques situées, ce qui influence notre façon de penser la justice climatique féministe. Cela dit, nous espérons que les réflexions proposées dans ce texte, provenant de la littérature et de nos expériences professionnelles, pourront donner un bref aperçu sur la nécessité d’adopter les perspectives féministes et plurielles à la justice climatique en coopération internationale.
Quelques considérations conceptuelles de la justice climatique féministe
Si un corpus théorique se développe sur la justice climatique, il s’agit avant tout d’un concept qui n’est pas nouveau. Il prend, entre autres, racine en marge des Conférences des Parties (COP) des Nations Unies par des groupes militants et intellectuels de nations marginalisées ou exclues des discussions et décisions sur le climat. Ces groupes ont notamment contribué à recadrer les débats sur la crise climatique – dominés par des solutions fausses, normatives, technocratiques et managériales – en attirant l’attention sur les effets sociaux et les préoccupations de justice et d’équité.
Pour mieux comprendre la justice climatique, certaines bases communes des définitions – bien que plurielles et aux origines diverses – peuvent être dégagées. Ces bases communes reposent sur la manière dont la crise climatique affecte les populations – dont les femmes – disproportionnellement; sur la nécessité de lutter contre les causes structurelles et d’assurer une réparation des injustices qui en résultent, de manière juste et équitable, en redonnant notamment le pouvoir activement aux personnes concernées, souvent exclues de ces espaces. Une lentille féministe à la justice climatique analyse, de manière holistique et transversale, comment les rapports de pouvoir et l’intersection des systèmes d’oppression (par exemple, l’extractivisme, le colonialisme, le sexisme, le racisme, le capitalisme, le capacitisme, l’impérialisme, etc.) façonnent les réalités des personnes aux croisements de ces oppressions. Selon plusieurs autrices, les approches féministes de la justice climatique impliquent aussi des stratégies de lutte à la crise climatique visant à démanteler activement les architectures individuelles et systémiques de marginalisation, d’exploitation, d’extraction et d’oppression des femmes. L’adoption de ces stratégies permet notamment de contribuer à l’agencéité, se définissant comme la capacité individuelle et collective d’agir, l’émancipation et l’autonomisation des femmes – souvent exclues de ces projets, mais aussi dépeinte uniquement comme victimes – de manière équitable et contextualisée.
Ainsi, des initiatives depuis les perspectives féministes de la justice climatique en contexte de coopération internationale considèrent que la crise climatique est un enjeu social complexe, traversé par des rapports de pouvoirs, localisé dans un système global et pluriel. Elles semblent aussi reconnaître la pluralité des féminismes, de leurs ontologies, de leurs cosmologies et de leurs liens et leurs rapports au(x) territoire(s). Plus encore, de telles stratégies questionnent comment et quels savoirs relatifs aux luttes contre la crise climatique sont produits, reconnus, valorisés; comment sont prises les décisions et par qui; comment et par qui sont identifiés les intérêts et les besoins; comment et à qui sont alloués les moyens (financiers, humains, etc.); comment et par qui sont conceptualisés, réfléchis et menés les projets de lutte contre la crise climatique en coopération internationale?
Pluralité d’initiatives et des méthodes d’organisation
Les approches féministes de la justice climatique sont incarnées par une pluralité d’initiatives et de méthodes d’organisation pour lutter contre la crise climatique en coopération internationale. Comme les origines et les définitions de justice climatique féministe sont plurielles, les initiatives et méthodes d’organisation sont, elles aussi, plurielles. Les principes communs semblent reposer sur des processus qui assurent l’identification des enjeux et des priorités, la participation et la prise de décision par, pour et avec les femmes premières concernées (projets participatifs, recherche-action participative, de militance, dirigée par la collectivité, etc.). Pour certaines organisations de coopération internationale, comme par exemple, c’est en comblant l’écart entre les genres de façon transversale à l’aide des plans d’action d’Égalité de Genre et d’Inclusion qui permettent notamment de mettre les actions, les décisions et les savoirs divers et pluriels des femmes au cœur des luttes, dont celles de la crise climatique. Pour d’autres, comme le souligne par exemple l’AQOCI ou WEDO, des initiatives de mobilisation qui tendent vers une justice climatique féministe impliquent des projets aussi variés que la planification de politiques climatiques nationales structurantes, la sensibilisation du public, la défense de la santé et des droits sexuels et reproductifs, la propriété foncière et l’accès à la terre et, etc. Un autre exemple est le projet de recherche-action participative féministe des chercheuses Naomi Joy Godden, Pam Macnish, Trimita Chakma et Kavita Naidu, qui vise à renforcer les actions des mouvements de femmes exclues des décisions sur le climat; un projet qui a été développé en co-construction avec les femmes des mouvements ce qui a permis de documenter collectivement les expériences vécues face à la crise climatique et de produire des outils contextualisés pour réaliser des activités de plaidoyer anti-développementaliste et anticapitaliste.
Les expériences de vie et la priorité épistémique aux personnes participantes aux projets semblent donc être au centre des approches féministes de la justice climatique. On y retrouve également l’importance de la positionnalité – soit de prendre conscience de ses positions sociales, tant individuelles, organisationnelles que collectives –, des rapports de pouvoir et de privilège qu’elle (re)produit et de la réflexivité – soit d’intégrer sa propre réflexion dans la démarche – au sein des processus de production des savoirs et des équipes de projets. Pour plusieurs chercheuses, il est essentiel de concevoir la justice climatique critique et féministe en tant que praxis, c’est-à-dire une pratique théorique éclairée par la réflexion, qui soit antiraciste, anticapitaliste, anti-impérialiste et anti-extractiviste qui permettent une compréhension plus complexe des injustices climatiques.
En conclusion, pour tendre vers des initiatives de lutte contre la crise climatique plus justes, inclusives et réflexives, les approches féministes à la justice climatique apparaissent essentielles pour reconnaître les rapports de pouvoirs en coopération internationale et pour s’attaquer aux enjeux structurels de la crise climatique. Comme ces perspectives ne sont pas figées, mais en constante transformation, les réflexions brièvement proposées dans ce texte quant aux implications conceptuelles et pratiques souhaitent s’inscrire dans un processus réflexif beaucoup plus large, un processus actuellement mené par une diversité d’actrices, dans une pluralité d’espaces. Les savoirs, les connaissances et les expériences de nombreuses féministes qui critiquent la colonialité (du pouvoir, de l’être, des savoirs et, etc.) des projets de lutte contre la crise climatique en coopération internationale semblent, par exemple, extrêmement essentiels pour justement déconstruire la vision coloniale de la coopération internationale et du monde qui est à l’origine de la crise climatique.