Droit international humanitaire et guerre en Ukraine : les perspectives du droit pénal international
Brendan Le Rossignol, étudiant au BRIDI à l'UQAM, 18 décembre 2023
La guerre en Ukraine fait désormais rage depuis bientôt deux ans. Malheureusement, les premières victimes de ce conflit sont les populations civiles qui vivent au travers des zones de combat. L’on rapporte ainsi de nombreuses violations du droit international humanitaire (DIH) qui est l’ensemble des règles internationales qui régissent la manière de faire la guerre et qui offrent des protections aux populations et infrastructures civiles. Par exemple, les atrocités commises à Boucha par les troupes russes telles que l’exécution de civiles furent rapportées dans les médias.
Pour assurer le respect du droit international humanitaire et punir ses violations, de nombreux États de la communauté internationale ont signé et ratifié le Statut de Rome en 1998 qui créa la Cour pénale internationale (CPI), entrée en vigueur en 2002. Bien que l’on s’attende de la CPI d’enquêter sur les crimes de guerre en Ukraine, ces crimes ne pouvaient techniquement pas être poursuivis devant la CPI. En effet, la Cour pénale internationale n’ayant compétence que sur un crime commis par un ressortissant d’un État membre ou sur le territoire d’un État partie du Statut (Article 12), l’on pourrait croire que les crimes commis depuis le début de la guerre resteraient impunis étant donné que l’Ukraine et la Russie ne sont pas parties au Statut. Cependant, l’Ukraine a reconnu la compétence de la CPI pour les évènements survenus sur son territoire depuis 2014. En effet, l’Ukraine a reconnu par deux déclarations déposées auprès du Greffier, soit celle du 9 avril 2013 et celle du 8 septembre 2015, accepter la compétence de la Cour pour poursuivre les crimes visés par le Statut de Rome commis sur son territoire.
De plus, la deuxième déclaration a élargi la compétence de la Cour pour une durée indéterminée afin d’englober les crimes qui continueraient d’être commis sur l’ensemble du territoire de l’Ukraine depuis février 2014. Bien que 123 États (sur les 193 à l’ONU) aient ratifié le Statut de Rome, la Russie et les États-Unis ne l’ont jamais ratifié après l’avoir signé. De son côté, la Chine n’a jamais signé le traité. Sans ratification, un traité en droit international n’est pas contraignant. Malgré cela, les deux déclarations de l’Ukraine permettent à la CPI, en vertu de l’article 12-3 du Statut de Rome, de juger des crimes de guerre et autres violations du droit international humanitaire commis par des ressortissants et soldats russes sur le territoire ukrainien. Ainsi, le procureur de la CPI, Karim Khan, a pu entamer des enquêtes concernant les allégations de crime de guerre commis en Ukraine et d’autres violations du DIH.
La capacité mitigée de la Russie à empêcher des poursuites
Malgré le déclenchement des enquêtes de la CPI, des mécanismes existent en droit international pour bloquer les enquêtes sur les violations du droit international humanitaire en Ukraine. En effet, l’article 16 du Statut de Rome permet de bloquer des poursuites et des enquêtes de la Cour via une résolution du Conseil de sécurité pour une durée de 12 mois renouvelable. Ce fut le cas le 12 juillet 2002 avec l’adoption de la résolution 1422 à la demande des États-Unis. La résolution bloquait tout enquête ou poursuite concernant des responsables ou du personnel d’un État contributeur non-partie au Statut de Rome en raison d’actes ou d’omissions liées à des opérations établies et autorisées par l’ONU. Celle-ci fut renouvelée une seule fois par la résolution 1487 (2003) et ne fut plus jamais renouvelée par la suite.
La Russie, membre permanent du Conseil, aurait donc la possibilité de déposer une résolution pour arrêter les enquêtes du procureur de la CPI. Cependant, une telle résolution de la Russie au Conseil de sécurité visant à empêcher l’intervention de la CPI en Ukraine serait difficile à adopter. Il ne faut pas oublier que les résolutions du Conseil de sécurité peuvent être elles-mêmes bloquées par le droit de veto d’un des membres permanents (Chine, Russie, États-Unis, France et Royaume-Uni). Celle-ci ferait donc très probablement face à un veto de la France, des États-Unis ou du Royaume-Uni, des alliées de Kiev. Ceci empêcherait alors l’adoption par le Conseil d’une telle résolution russe sur la question ukrainienne. Ainsi, la Cour ne risque pas d’être empêchée pour l’instant de poursuivre les violations du droit international humanitaire commis par des nationaux russes.
Poursuite contre le président russe
La personne principale derrière l’invasion est le président russe Vladimir Poutine. Il n’est pas habituel que des enquêtes le visent. De plus, le Statut de Rome qui met en place la CPI est clair : l’article 27 stipule que les chefs d’État ne disposent pas de l’immunité diplomatique face aux poursuites de la Cour. Cependant, la Russie n’étant pas un État partie au Statut de Rome, le président russe dispose toujours d’une immunité personnelle, c’est-à-dire une immunité face aux poursuites judiciaires, selon le droit coutumier international. En effet, le droit international coutumier qui est un ensemble de règles de droit international non-écrites qui résultent de la pratique des États, lève l’immunité personnelle d’un chef d’État seulement face à un tribunal international. La CPI enquête sur les crimes commis en Ukraine à la suite de la reconnaissance par Kiev de la compétence de la Cour. La Cour agit donc en complément des juridictions ukrainiennes et non pas en tant que tribunal international mis en place par la communauté internationale. Ceci aurait nécessité une résolution du Conseil de sécurité, ce qui est peu envisageable étant donné le droit de veto que possède Moscou sur le vote des résolutions.
L’accusation d’un chef d’État n’est pas nouvelle dans l’histoire de la Cour pénale internationale. Le mandat à l’encontre du président soudanais Al-Bachir pour le génocide au Darfour, est cependant le plus important avant celui de Vladimir Poutine. Cette saga avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque, car de nombreux États de l’Union africaine avaient refusé de coopérer en hébergeant l’ex-président. La CPI avait déclaré dans un arrêt en avril 2014 que les États de l’Union africaine avaient l’obligation de coopérer. Cependant, cette obligation était due à une caractéristique particulière de l’enquête de la Cour au Darfour. L’enquête de la CPI au Darfour fut entamée par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, ce qui levait toute immunité personnelle. Malgré l’immunité du président russe, les enquêtes du procureur de la CPI ont mené à un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine pour le chef d’accusation de crime de guerre de déportation d’enfants.
Bien que la Cour n’ait pas le pouvoir d’aller arrêter Vladimir Poutine en Russie et que celui-ci dispose d’une immunité personnelle tant qu’il est président de la Russie, son immunité tombera et il pourrait être jugé devant la Cour dès la fin de ses fonctions. De plus, hormis l’aspect juridique, la puissance de la Russie rend une arrestation du président russe improbable. En effet, la possession par la Russie de l’arme nucléaire fait que personne n’ose s’attaquer à Poutine. En revanche, de nombreux chefs d’État et hauts responsables africains ont été rapidement amenés devant la Cour à l’instar de l’ex-président du Kenya, Uhuru Kenyatta, qui pendant son mandat présidentiel a répondu à une convocation de la CPI en 2014. Cette situation montre malheureusement la subordination du droit international aux intérêts des États et aux facteurs géopolitiques comme la puissance. Finalement, en raison du caractère autoritaire du régime en Russie, il est difficile de voir à court terme la fin de la présidence Poutine et donc l’exécution du mandat d’arrêt. Cependant, ce mandat d’arrêt reste un message clair de la Cour envers tous les chefs d’État concernant l’obligation de respecter le droit international humanitaire.
En conclusion, le droit pénal international actuel est assez développé et possède une structure solide lui permettant de juger les crimes de guerre commis en Ukraine. Cependant, le Conseil de sécurité qui est bloqué par le veto russe est le seul organe de l’ONU qui pourrait accélérer les choses. C’est donc la coopération des États membres de la Cour pénale internationale, notamment le Canada qui pourraient faire avancer les choses en envoyant à la Cour tout suspect se trouvant sur leur territoire. Ainsi, le conflit en Ukraine fait ressortir les limites du droit international qui est encore aujourd’hui subordonné à la géopolitique.
Brendan Le Rossignol, étudiant de 3e année au baccalauréat en relations internationales et droit international (BRIDI) à l’UQAM