
Comment évaluer les retombées de l’aide internationale « féministe » canadienne ? Retour sur le rapport de la vérificatrice générale du Canada
Véronique Plouffe, Université d'Ottawa, 10 octobre 2023
Nous apprenions, en avril dernier, dans le dernier rapport de la vérificatrice générale du Canada, qu’Affaires mondiales Canada (AMC) n’a pas été en mesure de « démontrer la valeur de l’aide internationale canadienne en appui à l’égalité des genres ». Plus spécifiquement, le rapport révèle l’incapacité d’AMC à documenter et mesurer les résultats sur cet enjeu et de n’avoir pas respecté ses engagements liés à la politique d’aide internationale féministe (PAIF). Quelles sont les implications de ce rapport pour le secteur de l’aide internationale canadienne qui se présente comme un champion de l’égalité de genre sur la scène internationale ? Dans un contexte où les ONG canadiennes réclament une augmentation du budget alloué à l’aide internationale, quelques interrogations méritent d’être soulevées.
Que dit exactement le rapport ?
Précisons que le rapport ne remet pas en question la pertinence de PAIF, ni même les résultats que celle-ci a pu avoir dans les pays ciblés. Il met plutôt en exergue les lacunes d’AMC à démontrer des résultats, notamment :
- des faiblesses importantes dans la gestion de l’information. Par exemple, sur l’échantillon de 60 projets, AMC a été en mesure de fournir des renseignements complets seulement pour 50 projets.
- l’utilisation d’indicateurs se situant au niveau d’extrants (par exemple, le nombre de personnes rejointes par le projet) et ne permettant donc pas de mesurer des résultats à long terme.
- le fait que le processus d’évaluation de l’AMC relative à l’égalité des genres « ne comprenait pas systématiquement des analyses de facteurs identitaires liés à l’intersectionnalité à part l’âge».
- qu’AMC n’a pas respecté deux de ses trois engagements en matière de dépense (soit celui de dépenser 15 % des fonds pour des projets axés sur l’égalité des genres et celui de consacrer 50 % des fonds bilatéraux aux pays de l’Afrique subsaharienne). Le rapport indique que le troisième engagement (qui stipule que 80 % des projets tiennent compte de l’égalité des genres) a été réalisé, mais que ces projets « comportaient des approches très variées, allant d’une grande proportion des activités axées sur les femmes et les filles à une simple collecte de données sur le genre ».
Le rapport conclut qu’AMC « n’a pas été en mesure de montrer comment la Politique d’aide internationale féministe du Canada contribuait à l’amélioration de l’égalité des genres dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire » en raison de « lacunes importantes dans les pratiques de gestion de l’information ».
Selon quelle méthodologie ?
L’audit a porté sur une période d’environ cinq ans, d’avril 2017 au 31 mars 2022, ce qui correspond aux premières années de la PAIF et dont les deux dernières années ont été marquées par la pandémie COVID-19. Il peut donc sembler ambitieux de vouloir démontrer des résultats concrets en matière d’égalité de genre dans une période si courte (et chamboulée). À noter également que l’audit s’est basé sur un échantillon de 60 projets sur un total de 619 et a porté sur la documentation, partielle et incomplète, fournie par l’AMC. Un accès à l’ensemble des informations que l’AMC compile pour chaque projet (notamment les rapports annuels fournies par les ONG partenaires) aurait probablement permis de brosser un portrait plus juste des résultats atteints en lien avec la PAIF. Ce qui ressort avant tout de ce rapport sont les problèmes d’AMC à gérer, stocker et utiliser les informations provenant des différentes organisations. Comme il a été souligné par le Fonds Égalité, le rapport n’interroge pas la pertinence de la PAIF, mais recommande surtout « d’améliorer les systèmes permettant d’en mesurer les effets ».
Comment mesurer l’égalité de genre ?
Les lacunes liées à la gestion de l’information sont inquiétantes certes, mais les autres faiblesses soulevées dans le rapport, soit le fait que les données récoltées se retrouvent surtout au niveau des « extrants » (indicateurs à court terme liés à des activités spécifiques) et non pas au niveau de « résultats » (effets à plus long terme), et la faible intégration d’une approche intersectionnelle, sont des défis, qui s’appliquent à l’ensemble du secteur et soulèvent plus largement les limites inhérentes de l’aide internationale. Dans bien des projets et programmes, la collecte de données fiables demeure un défi récurrent, incluant celui de capter des résultats au-delà des extrants (nombres de personnes rejointes, etc.). De plus, il n’est pas toujours clair dans quelle mesure les changements mesurés sont attribuables au projet dans les contextes complexes où ils sont mis en œuvre. Bref, les résultats de nos interventions demeurent bien souvent flous, contradictoires et incertains. Par ailleurs, plusieurs études ont déjà soulevé la complexité de mesurer des résultats liés à l’égalité de genre, notamment l’autonomisation des femmes. La courte durée et la nature sectorielle des projets limitent également leur capacité à contribuer à des changements sociétaux en profondeur.
En outre, la faible intégration de l’intersectionnalité dans les projets demeure un défi de taille pour l’ensemble du secteur. Malgré la rhétorique et l’existence d’outils et de formations sur l’analyse comparative entre les sexes plus (ACS+), il demeure que beaucoup d’organisations ont du mal à l’appliquer et l’opérationnaliser. L’approche centrée autour de l’égalité de genre demeure ancrée dans une logique binaire (cisgenre, hétéronormative) qui peine à intégrer une analyse approfondie qui tient compte de toute la complexité des relations sociales dans les différents contextes d’intervention.
Redevabilité envers qui ?
Les lacunes soulignées par la vérificatrice générale sont avant tout liées à la redevabilité envers le gouvernement, et plus largement le public canadien, qui financent les activités d’AMC et qui s’attendent à des résultats démontrables. Ce qui est négligé est la notion de redevabilité envers les « bénéficiaires » de ces projets. Des informations sont recueillies auprès d’eux lors de sondages, parfois très coûteux, pour être ensuite compilées dans des rapports destinés au bailleur de fonds. Très rarement, ces données sont partagées avec les populations bénéficiaires des projets qui ont fourni les informations. Les processus de suivi et évaluation des projets sont bien souvent ancrés dans une approche extractive qui peut contribuer à marginaliser davantage les participant.e.s que l’on cherche à « autonomiser » par le biais des projets de développement. Il va de soi qu’un projet qui se veut féministe devrait être également redevable envers les populations « bénéficiaires », ce qui implique que son succès ne devrait pas être mesuré uniquement à partir d’indicateurs de résultats élaborés par les bailleurs de fonds, et laisser de la place à des apprentissages réciproques.
Quel féminisme ? Et pour qui ?
Au-delà des défis liés à la mesure et au captage des résultats en matière d’égalité de genre, s’impose une remise en question plus profonde sur comment l’égalité des genres est pensée et mise en œuvre. Malgré la rhétorique dite féministe, force est de constater que l’égalité de genre est avant tout conceptualisée comme une expertise technique et qui serait atteignable, semble-t-il, par le biais d’une série de procédures technocratiques (cadre logique, stratégie de genre, indicateurs de résultats, formation standardisée) qui laisse peu de place à des approches et pratiques réellement transformatrices. De plus, dans bien des cas, il subsiste une déconnexion profonde du secteur de l’aide internationale avec les organisations féministes et de droits des femmes. Lorsqu’elles sont impliquées, elles sont bien souvent reléguées à des rôles subordonnés. Alors que moins d’un pour cent du financement de l’aide au développement pour l’égalité de genre va directement aux organisations de femmes, il est irréaliste de penser que l’on puisse contribuer à l’amélioration de l’égalité de genre, de façon durable et à plus grande échelle, sans soutenir les mouvements féministes, notamment via du financement à plus long terme et flexible. À cet égard, le programme Voix et leadership des femmes et le Fonds Égalité, avec un financement plus direct aux organisations de droits des femmes, sont des initiatives canadiennes prometteuses.
À cela doit s’ajouter une meilleure cohésion avec l’ensemble de nos politiques étrangères. Notre approche dite féministe ne devrait pas se limiter au champ de l’assistance internationale, mais s’étendre à l’ensemble des domaines internationaux incluant le commerce, l’économie, la sécurité, l’immigration, la protection de l’environnement, etc. Des incohérences et contradictions entre les intentions de la PAIF et d’autres politiques canadiennes (notamment la vente d’armes ou encore l’exploitation minière dans plusieurs pays) ont été soulevées par plusieurs analystes.
Comme il a été souligné ailleurs, les conclusions du rapport de la Vérificatrice générale ne vont pas au cœur des enjeux en s’attardant uniquement à des processus de rapportage. Bien que le mandat de la vérificatrice générale focalise sur des aspects bien précis pour évaluer les retombées de la PAIF, ses conclusions peuvent être un bon point de départ pour s’interroger plus largement quant à comment nous pensons, mettons en pratique et évaluons nos initiatives dites féministes, et ce qui pourrait être amélioré, au-delà des procédures technocratiques. Après les dénonciations liées aux violences sexuelles et au racisme, ainsi que les appels à « localiser » et à « décoloniser » l’aide internationale, ce sont la pertinence et la légitimité mêmes du système de développement international qui sont remises en question. Il s’agit d’un moment propice pour une réflexion approfondie sur nos pratiques en matière d’aide internationale féministe. Ne ratons pas cette occasion.
Auteure
Véronique Plouffe, étudiante au doctorat, Institut d’études féministes et de genre, Université d’Ottawa et titulaire d’une Bourse d’études supérieures du Canada du CRSH