Au-delà de l’insécurité physique: repenser la violence envers les femmes en Haïti dans une perspective de sortie de crise

Blogue un seul monde, Eunide Louis, Marie-Claude Savard, 31 mars 2025

La vision dominante guidant les stratégies nationales et internationales pour réduire l’insécurité des femmes en Haïti ne tient pas compte des multiples formes de violence qu’elles subissent. En négligeant la dimension politique, économique, juridique, psychosociale et médicale, les stratégies visant à rehausser la sécurité physique restent insuffisantes pour répondre aux besoins réels des femmes. Une reconceptualisation de l’insécurité et de la violence subie par les femmes haïtiennes, éclairée par leurs expériences et perspectives, est essentielle pour assurer leur participation aux processus de prévention, de protection et de sortie de crise. 

Insécurité et monopolisation de l’espace par les hommes 

Les femmes ont été mises hors du jeu politique au cours des différentes crises qu’a traversées Haïti depuis les dernières décennies. Leur présence dans les espaces de concertation et de décision n’a pas été une obligation assumée par les acteurs nationaux. À l’exception de l’Accord de Montana, la feuille de route proposée en décembre 2021 par divers partis politiques et organisations de la société civile, où figuraient quelques femmes leaders, les femmes sont largement absentes des dialogues politiques. La Constitution haïtienne impose un quota d’au moins 30 % de femmes à tous les postes de décision, mais le Conseil présidentiel de transition, chargé d’assurer l’intérim après le départ d’Ariel Henry, ne comptait qu’une seule femme sur neuf membres, celle-ci n’ayant aucun droit de vote. La monopolisation de l’espace politique par les hommes empêche l’élaboration de cadres, de stratégies et de moyens adaptés pour aborder l’insécurité de manière holistique et sexospécifique. 

Le contexte favorise l’intensification des violences contre les femmes. À Port-au-Prince, les gangs utilisent la violence sexuelle pour semer la peur et consolider leur contrôle territorial. L’impunité généralisée et l’afflux d’armes de contrebande exacerbent les violations. En plus d’être exposées aux fusillades, aux gaz lacrymogènes et aux incendies de marchés publics, les femmes subissent des agressions et s’exposent au risque d’enlèvement lorsqu’elles se déplacent pour leurs activités quotidiennes.  

La peur de la violence sexuelle n’a pas seulement un impact sur le sentiment d’insécurité ; elle influence le comportement spatial et temporel des femmes. Contraintes de restreindre et redéfinir leur occupation de l’espace public, elles naviguent entre des zones rouges et des heures auxquelles elles doivent éviter d’être à l’extérieur. La disparition de lieux sûrs pour les femmes est accentuée par la destruction des hôpitaux, des centres de santé, des écoles, des adductions d’eau et des voies de transport.   

Les espaces d’insécurité sont entretenus par des acteurs dont le genre est disproportionnellement masculin. Ces espaces de socialisation et de transmission des masculinités sont construits et renforcés par des institutions genrées qui révèlent le caractère patriarcal de la société. Par exemple, le système juridique haïtien, fragilisé par des années d’instabilité, pose des obstacles structurels et sociaux aux survivantes de violence qui cherchent à obtenir justice. La police nationale haïtienne, dont 90% des effectifs sont des hommes, n’est pas en mesure d’apporter des réponses à la violence sexiste.  

Ces situations de violence présentent l’insécurité sous sa forme physique. Cependant, il s’agit du résultat d’une violence plus systémique et multidimensionnelle, comme le démontrent l’accaparement de l’espace politique et les défaillances du système juridique.  

La nécessité de revoir la définition d’insécurité et de violence 

Une perspective qui s’intéresse uniquement à l’insécurité physique induit plusieurs angles morts. L’ampleur des violences faites aux femmes est mal saisie, même lorsque les données proviennent de plusieurs sources. Les statistiques ne prennent en compte que certaines formes de violences, notamment celles qui sont constatées ou déclarées. Ainsi, les données dont nous disposons sur l’insécurité des femmes fournissent un aperçu partiel. Elles occultent leur vulnérabilité systémique, biaisant l’analyse de l’insécurité et la conception des interventions. 

À titre d’exemple, la précarité économique des femmes et des filles haïtiennes accroît leur exposition aux violences économiques, physiques et sexuelles. Dépendantes d’emplois informels faiblement rémunérés, elles sont vulnérables à l’exploitation sexuelle, comme l’ont illustré les nombreux signalements d’abus liés à l’aide humanitaire et aux opérations internationales en Haïti. Des cas d’exploitation, notamment l’échange de nourriture contre des relations sexuelles, ont été documentés au sein de la MINUSTAH (2004-2017). Paradoxalement, les interventions sécuritaires onusiennes ont laissé derrière elles des indicateurs sexospécifiques d’insécurité inquiétants : taux élevé d’infections sexuellement transmissibles, grossesses non désirées et naissances hors mariage. 

En temps de crise, violences physique, sexuelle et économique s’autoalimentent. L’espace-rue, vital aux activités commerciales des femmes, se transforme. Dans la région métropolitaine, les marchandes qui investissent les trottoirs, faute de lieux formels, subissent de plein fouet la détérioration du climat sécuritaire. Par exemple, les Madan Sara qui assurent la circulation des marchandises entre les zones rurales et les zones urbaines sont souvent contraintes d’abandonner leurs activités. Certaines, pour survivre, bravent l’insécurité et deviennent des victimes.  

Face à cette réalité, l’économie informelle où les femmes sont cantonnées majoritairement, s’adapte et se réinvente. À Port-au-Prince, une réorganisation des espaces marchands, par et pour les principales concernées, est en cours. Celle-ci se traduit par une diversification des espaces et des lieux de transactions, ce qui illustre la capacité d’adaptation des femmes et de l’économie informelle 

La non-reconnaissance de ces solutions amenées par les femmes résulte d’une violence plus structurelle, induite par les normes et les habitudes sociales. Cette violence est ancrée dans des relations de pouvoir patriarcales et inégales entre les femmes et les hommes. Toute remise en question de l’ordre social par les femmes pour déboucher sur plus de justice sociale, d’équité, de participation engendre un déferlement de violence à leur endroit. Cette stratégie vise à les dissuader de poursuivre sur leur lancée, casser leur mobilisation et réduire leur agentivité.  

Malgré qu’elles soient des actrices sur la scène nationale, départementale, communale, voire dans leur quartier, le déni de leur représentation et une vision réductrice de leur personne persistent. Les femmes sont souvent vues et présentées sous l’angle de victimes affectées par les évènements, loin de leurs actions de résistance et de leur capacité à influencer le cours des évènements.  

À contrecourant de l’invisibilisation 

Les crises ont été des périodes de bâclage des acquis des femmes haïtiennes en guise de capitalisation sur leurs connaissances et expériences, de la valorisation de leur contribution et du renforcement du mouvement féminin. Leur participation dans la réponse, bien que réelle, n’est jamais officiellement reconnue et sollicitée, ce qui justifie l’absence de redevance de l’État à l’endroit des organisations qui sont au premier plan dans la prise en charge des survivantes de violences. Le déni de leurs droits s’est traduit également par le manque d’ouverture aux femmes des espaces de réflexion et de prise de décision, notamment à des moments clés de la vie nationale où il est vital pour elles de prendre leur place sur l’échiquier.  

Ce sont ces lacunes qui ont amené les organisations de femmes haïtiennes à rompre avec le statu quo d’exclusion, et de définir et proposer un «Cadre politique pour une transition efficace et équitable» à l’intention de l’État haïtien. Elles identifient dans cette feuille de route les droits humains applicables, les principes pour mesurer les actions futures et formulent des actions spécifiques et des priorités politiques à intégrer pour une transition équitable. Parmi ces recommandations, soulignons la conception des programmes centrée sur les femmes et abordant expressément les inégalités structurelles sous-jacentes. 

Des chercheures et féministes haïtiennes approfondissent leur analyse de la crise et acquièrent une compréhension plus affinée, en particulier de la conceptualisation de la violence multidimensionnelle envers les femmes en période de crise. C’est ainsi que pourront être envisagées des solutions basées sur l’agentivité des femmes haïtiennes, issues d’une compréhension approfondie de l’insécurité et des violences, de la façon dont les organisations de femmes rebondissent en explorant d’autres modèles d’actions, et d’une participation holistique des femmes haïtiennes aux processus de prévention, de résolution des conflits et de protection. 

Conclusion : Un devoir de mémoire   

À côté de leurs prises de position sur les enjeux fondamentaux de la société haïtienne tels que l’accès de la population à la santé, à l’éducation, au travail, au logement et à la justice, les organisations de défense des droits de femmes ont dénoncé continuellement l’inaction des autorités nationales face à la crise qui frappe le pays. Elles le font par le biais de communiqués, de déclarations communes, de points de presse, de débats et de causeries, d’émissions radiophoniques, de sit-in. Elles dénoncent les dérives dictatoriales des pouvoirs en place; les liens entre les hauts gradés de l’État cités dans des scandales de trafic d’armes à feu ou ayant des liens avec des criminels notoires; la dilapidation des fonds de Petro Caribe; le rôle joué par les ONG haïtiennes et la communauté internationale dans la crise et notamment leur positionnement ambigu qui tend à renforcer les cadres d’action des pouvoirs en place, et bien plus. 

Au sein de certains regroupements politiques et citoyens, des figures de femmes ont émergé, porteuses de revendications populaires, telle la lutte contre l’impunité et la corruption. Afin de construire un matrimoine féministe national, elles se sont donné la possibilité, autour d’une date mythique (le 3 avril, la Journée nationale du mouvement des femmes haïtiennes), de se raconter et de raconter pour la vérité et pour l’histoire les multiples formes et manifestations de violence qui émaillent leur lutte pour le respect de leurs droits. Elles ont mis en place des coalitions pour soutenir leur mobilisation. Dans le souci de contrer leur invisibilisation et conserver la mémoire des luttes menées pour la conquête de leurs droits, de maintenir vivant le mouvement et de construire leur agentivité, il convient de reconnaître le travail mené par ces féministes, toutes générations confondues, à la mise en place d’un agenda haïtien pour assurer le bien-être et la sécurité des femmes et de toute la population haïtienne.


Autrices :

Marie-Claude Savard, professeure à l’ESG, directrice scientifique de l’Observatoire sur les crises et l’action humanitaires (OCCAH)

Eunide Louis, consultante en égalité entre les genres

Partenaires

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