
L’alerte publique : un levier de démocratie participative et inclusive ?
Blogue Un seul monde, Homba Alban Bassowa, 12 mai 2025
La société démocratique, qui semblait s’être ancrée au sein du monde occidental suite à la chute du mur de Berlin, apparaît aujourd’hui plus fragilisée que jamais. La perte de confiance envers les institutions et la montée des régimes autoritaires en sont des témoins significatifs. À titre illustratif, le Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF 2025 expose cette crise de légitimité politique que subit l’Europe, crise que certains qualifient de « chaos politique actuel ». Si l’accès à une information fiable et pluraliste représente une condition essentielle à une participation politique éclairée, comment réconcilier cette participation citoyenne inclusive dans des contextes socio-politiques où la liberté d’expression est restreinte et la méfiance institutionnelle prédomine ?
Faut-il le rappeler, une telle participation se justifie par la nécessité de renforcer les fondements de la démocratie, l’engagement civique et la cohésion sociale. Outre les politiques que peuvent adopter les gouvernements pour inciter à l’engagement citoyen, d’autres facteurs, comme le journalisme d’investigation, les mobilisations par les ONG (par exemple, Transparency International en matière de lutte contre la corruption, Amnesty International en matière de défense des droits humains ou Greenpeace en matière environnementale) et l’alerte publique, peuvent jouer un rôle déterminant dans la participation citoyenne.
L’alerte éthique diffère de l’alerte publique. Le lanceur d’alerte “éthique” se distingue par le fait que, “tiraillé entre ce que lui dicte sa conscience, le souci qu’il a de la justice ou de la démocratie, d’un côté, l’obligation de respecter les lois, les règles de l’institution ou les ordres reçus, de l’autre, il décide de faire prévaloir les premières sur la seconde”. L’alerte éthique (proche du concept anglais de whistleblowing) suppose un choix entre plusieurs loyautés en conflit. En revanche, l’alerte publique renvoie à une forme de dénonciation portée au public pour provoquer une réaction collective ou institutionnelle. Alors que dans l’alerte éthique, la motivation repose sur la conscience individuelle, ici, la motivation peut être politique, sociale ou militante. C’est par exemple le cas des alertes de Greenpeace sur les déversements toxiques, les dénonciations publiques des bavures policières, etc. Toute alerte éthique n’est pas forcément publique, mais peut le devenir selon les canaux de dénonciation et l’intention.
L’alerte comme vecteur d’information publique
Les lanceurs d’alerte contribuent à la mise en œuvre du concept de démocratie participative. En dénonçant publiquement des informations qui seraient autrement restées dans l’ombre, l’alerte permet « d’éclairer les citoyens sur des questions généralement occultées ». Cela leur donne les moyens de s’impliquer davantage dans les discussions sur des sujets d’intérêt public. L’alerte contribue ainsi au débat éclairé, une idée chère au philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas, selon qui, une discussion rationnelle repose sur un accès équitable à l’information ; une condition préalable à une démocratie participative authentique.
Cette vision de l’alerte comme instrument de contrôle sur l’action politique épouse l’idée d’une démocratie participative que beaucoup appellent de leurs vœux et qui a besoin, pour être effective, de personnes informées. À titre illustratif, les affaires Snowden et Cambridge Analytica montrent comment les alertes publiques peuvent éveiller la conscience citoyenne, susciter des débats et parfois mener à des réformes. En 2013, Edward Snowden révèle l’existence d’un vaste système de surveillance de masse orchestré par les États-Unis exposant l’interception illégale de millions de communications privées à travers le monde. Quant à l’affaire Cambridge Analytica de 2018, elle met en lumière la récolte sans consentement des données personnelles d’environ 50 millions d’utilisateurs de Facebook.
Ces affaires ont provoqué une onde de choc internationale et entraîné des réformes notables. C’est le cas aux États-Unis avec l’adoption du USA Freedom Act et en Europe, avec l’adoption du Règlement Général de Protection des Données (RGPD). Au Québec, suite à l’affaire de la surveillance des journalistes, le gouvernement a mis en place une Commission d’enquête sur la protection de la confidentialité des sources journalistiques et a adopté le projet de loi n°187 en la matière. Au Kenya, suite au scandale de l’affaire Kemsa lié à la Covid-19, des manifestations ont été organisées pour protester contre la corruption. Loin de se limiter à informer, l’alerte influence concrètement les politiques publiques.
Mais pour garantir une véritable participation citoyenne, plusieurs droits fondamentaux doivent être protégés tels que la liberté d’expression, consacrée à l’échelle mondiale par les articles 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Ces textes soulignent que cette liberté s’applique aux informations et aux idées de toute nature. Le droit du public à l’information, corollaire de la liberté d’expression, met lui aussi en lumière plusieurs principes fondamentaux qui soutiennent et dynamisent les droits humains – notamment le droit des individus à rechercher des informations de toute sorte afin de se forger des opinions ou encore la participation aux affaires publiques, tout en contribuant à la mise en œuvre de l’obligation de rendre des comptes.
Par ailleurs, le droit à l’information est affirmé dans de nombreux textes internationaux comme la Convention relative aux droits de l’enfant ou la Convention relative aux droits des personnes handicapées. À travers ces instruments, les États s’engagent à mettre en place les structures nécessaires pour garantir l’accès à l’information à ces groupes spécifiques. Cela implique également la création de plateformes de dénonciation accessibles à toutes et à tous. Dans ce cadre, les initiatives d’une bibliothèque sonore en Suisse pour les personnes malvoyantes, le CGNet Swara en Inde et la Plateforme de Protection des Lanceurs d’Alerte en Afrique (PPLAAF) représentent quelques exemples d’initiatives permettant à ces catégories vulnérables d’avoir accès à l’information et d’accompagner les lanceurs d’alerte. Toutefois, la plupart des alertes ont un impact limité.
Les défis à la participation citoyenne en matière de lancement d’alerte
Un des principaux freins à la participation citoyenne réside dans la complexité que posent certaines informations divulguées. Les données révélées par les lanceurs d’alerte peuvent être techniques ou denses, rendant leur compréhension difficile pour le grand public. Pour que la transparence soit effective, les informations doivent être claires et faciles à comprendre.
Cependant, les alertes ne se manifestent pas de la même manière selon les contextes. Dans les pays du Nord, les lanceurs d’alerte bénéficient souvent de cadres juridiques plus protecteurs et d’un accès élargi à l’information. À l’inverse, dans les pays du Sud, l’absence de protections adéquates, la répression politique et les inégalités rendent l’alerte plus risquée. Ces différences illustrent des écarts importants dans les conditions de participation citoyenne.
Un autre obstacle réside dans l’inaccessibilité ou l’inadéquation des structures permettant un débat citoyen. Une démocratie délibérative véritablement inclusive devrait intégrer les voix marginalisées. Cependant, les plates-formes publiques ou en ligne, dont l’objectif est de favoriser ces échanges, reproduisent souvent des dynamiques d’exclusion, et plus particulièrement à l’égard des minorités ou des personnes avec un faible pouvoir social et économique. À cela, s’ajoutent les effets de la sous-scolarisation, observés dans plusieurs pays du Sud. Les personnes moins éduquées peuvent rencontrer plus de difficultés à discuter de sujets complexes, réduisant leur implication dans les débats. En Afrique, la sous-scolarisation constitue une bombe à retardement pour une grande partie des pays subsahariens, en particulier chez les femmes. En chiffres absolus, le plus grand nombre d’enfants non-scolarisés se retrouvent en Afrique subsaharienne (45 millions) et en Asie du Sud (42 millions). D’après l’ONU, 98 millions d’enfants n’ont pas retrouvé le chemin de l’école en 2023. Cela les empêche ainsi d’exercer pleinement leurs rôles de citoyen-ne-s. En conséquence, les personnes issues de milieux défavorisés sont plus susceptibles d’être marginalisées, renforçant les inégalités dans la participation démocratique.
En outre, il existe des risques de dérapages. Les alertes peuvent être manipulées ou détournées par des acteurs opposés aux enjeux qu’elles soulèvent. Une étude de 2014 comparant la protection des personnes lanceuses d’alerte aux États-Unis, en France et au Royaume-Uni, montre que le défaut de crédibilité des protections instituées favorise la fuite de documents sous couvert d’anonymat, via des plates-formes virtuelles qui ne permettent ni d’identifier les sources, ni de connaître leurs motivations. De cette façon, cela ouvre « la voie à une manipulation croissante de l’espace public par des hackers au service de puissances étrangères et des hauts fonctionnaires des services de renseignement, soucieux de modeler l’opinion publique en leur faveur ». D’autre part, de nombreux acteurs servant des intérêts économiques et/ou politiques (lobbys, partis, etc.) peuvent jouer un rôle clé dans la manipulation et le détournement des informations.
De plus, les sociétés polarisées ont tendance à fragmenter les débats publics selon plusieurs “bulles” idéologiques, limitant un consensus rationnel autour des alertes. La capacité des personnes citoyennes à fédérer leur réflexion autour d’une problématique commune pour exiger des réformes s’en trouve fragilisée. Une telle polarisation s’est manifestée avec Frances Haugen, qui a lancé l’alerte sur les pratiques de Facebook, accusé de favoriser sciemment la propagation de messages toxiques. Elle affirme que l’entreprise était consciente des effets néfastes de ses algorithmes sur la santé mentale des jeunes et sur la désinformation, mais que cette dernière a préféré le profit plutôt que la sécurité. D’une part, l’alerte a été perçue dans les cercles progressistes et pro-régulation comme une preuve de la nécessité de la régulation des Big Tech pour protéger les enfants. D’autre part, dans les cercles libertariens et anti-régulation, l’alerte a été vue comme une attaque contre la liberté d’expression et une tentative d’imposer la censure gouvernementale aux réseaux sociaux. Aux USA, un clivage est apparu entre démocrates et républicains quant à la régulation des Big Tech. Dans ce cadre, les citoyens, voire les lanceurs d’alerte eux-mêmes peuvent hésiter à participer aux débats publics, par crainte de représailles. L’absence de mécanismes solides de protection, surtout dans la plupart des pays d’Afrique qui ne disposent pas de lois spécifiques, comme au Togo, au Burkina Faso ou au Mali, décourage non seulement les personnes lanceuses d’alerte, mais aussi les citoyens de soutenir publiquement ces dénonciations.
Quelques pistes de solutions
L’instauration d’un cadre juridique clair de dénonciation est essentielle pour garantir son impact et sa légitimité dans le débat public. Sans un encadrement juridique adéquat, l’alerte publique risque d’être dévalorisée, instrumentalisée ou rendue inefficace. Certains pays ont adopté des lois encadrant l’alerte publique, avec au Canada la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, ou en Europe la Directive de 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union, lesquelles imposent aux États de créer des dispositifs de signalement fiables et indépendants garantissant l’utilisation efficace des alertes par les institutions et les médias. L’Afrique reste la région du monde où l’alerte est faiblement encadrée. Nonobstant cette lacune, des initiatives comme la Plateforme de Protection des Lanceurs d’Alerte en Afrique (PPLAAF) cherchent à structurer l’alerte publique en assistant les lanceurs d’alerte.
Renforcer l’éducation citoyenne, grâce à des ateliers financés par des organismes publics ou privés est une piste de solution envisageable pour aider les citoyens à comprendre les sujets techniques comme la surveillance numérique, les enjeux sanitaires ou environnementaux. Par exemple, la PPLAAF a mis en place “Les ateliers des Médias » à Dakar, où chaque session se conclut sur une conférence publique abordant des questions d’actualité liées au lancement d’alerte.
Pour lutter contre la désinformation, une charte pour guider les médias dans le traitement des alertes pourrait être envisagée. Cela garantirait que les faits soient vérifiés et présentés au public de manière éthique. Les récentes décisions de Meta de mettre fin à son programme de vérification des faits et de supprimer ses programmes de diversité, d’équité et d’inclusion ont été vivement critiquées par les experts. Ceux-ci estiment que ces choix pourraient accentuer la polarisation de l’information et affaiblir la lutte contre la désinformation.
Enfin, les minorités et les groupes marginalisés pourraient être mieux représentés dans les débats publics ou les consultations gouvernementales. Cette représentation pourrait s’inspirer des modèles participatifs d’Amérique latine, dans lesquels des budgets participatifs ont été instaurés au Brésil, permettant aux populations les plus défavorisées de proposer et décider des projets à financer, contribuant à réduire les inégalités et à renforcer l’engagement démocratique.
Conclusion
Ce billet de blogue interroge le rôle de l’alerte dans la construction d’une démocratie inclusive et participative, et met en lumière l’importance de la dénonciation publique dans le déclenchement de l’implication citoyenne au débat public. Mais plusieurs défis entravent l’efficacité de ces alertes, comme l’accessibilité à l’information, la reproduction de dynamiques d’exclusion, et des risques d’instrumentalisation, de mésinformation et de désinformation. La transparence et l’inclusion représentent, plus que jamais, des piliers essentiels de la démocratie participative.
Auteur :
Homba Alban Bassowa, candidat au doctorat en droit à l’UQAM